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complaisamment entre eux  et à haute voix sur de précédentes expériences

                  gastronomiques apparemment nombreuses et variées.

                  Le sommelier, perturbé par tant de savoir, persuadé que ce sont eux, dénonce les clients
                  à la cuisine avec un vacarme de clairon et de cors de chasse…

                  Ces quatre là en sont, il en mettrait son limonadier au feu !
                  La cheffe est maintenant blême, trois tables, c'est quasiment Mission Impossible, elle ne

                  peut pas veiller à tout, pourquoi ne va t-elle pas de ce pas ouvrir une paillote en Corse

                  ou un camion à frites sur une plage de Belgique ?
                  La brigade au complet  est sur le qui-vive, sous tension, la cheffe est livide, presque

                  verte, elle travaille au radar, elle est comme dans un brouillard qui lui trouble la vue.
                  C'est pire qu'un champ de bataille, cette foutue cuisine.

                  De la  casserole  abandonnée partout, du fouet  en pagaille, des poêles  empilées, du

                  torchon et de la toque volant dans tous les coins !
                  On surveille avec inquiétude la moindre surcuisson d’un dixième de degré.

                  On traque à la loupe la plus petite tache de sauce à la truffe sur la mirifique assiette.
                  On guette en groupe le plus minuscule déplacement d'un brin de ciboulette savamment

                  noué posé en garniture.
                  On soutient par la pensée la cheffe qui dispense d’un doigt inquiet la dernière pincée de

                  poussière exotique en guise de signature magistrale.

                  Et puis, à peine la dernière assiette du dernier dessert enlevée, on revit enfin, dans cette
                  atmosphère surchauffée  et humide, au beau milieu d'un capharnaüm abominable de

                  casserolerie salie.
                  On reprend pied peu à peu, on ose enfin parler, on respire doucement, on rit un peu, on a

                  pris au moins dix ans.
                  La cheffe va presque en titubant jusqu’aux toilettes pour se redonner un coup de jeune.

                  Elle en profite pour se changer, sa veste  est à tordre, son tablier  dans un état

                  innommable.
                  Pour un peu, elle se viderait avec l'eau du lavabo.

                  La voici maintenant impeccable, si jamais on la demande en salle…

                  Et justement, on la prie de monter. Elle croit savoir pourquoi.
                  Le personnel de service a les yeux au ras des godasses, pas un d'entre eux ne veut ou ne



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