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Une fois par an, dans ce pauvre vieil hexagone qui ne demandait rien à personne, après

                  tout, c'est la panique collective, l’anxiété folle,  le grand chambardement, l’angoisse

                  sourde et l’alarme générale chez les artistes de la gourmandise de haute volée.
                  Et c'est justement aujourd'hui, en ce jour maudit où tout devrait s'arrêter partout, cesser

                  de fonctionner, immobiliser toute circulation, stopper toute transaction, paralyser tout
                  mouvement, sous peine de prêter le flanc à cette désastreuse infortune, cette calamité

                  dont on ose à peine prononcer le nom : Vendredi 13 !

                  Alors, dans la cuisine où officie Léonie, on tremble lamentablement autour des pianos,
                  on a des coliques abominables au-dessus des mandolines, on transpire abondamment du

                  côté des courgettes violon, on pleure convulsivement en épluchant les oignons grelots,
                  on stresse douloureusement à côté des tambours des essoreuses à salade, on s’alarme

                  beaucoup en recomptant les flûtes, on s’embrouille fortement en abîmant les cornets au

                  jambon, on frissonne fiévreusement  en triant  les trompettes des morts, on geint
                  pitoyablement en écossant les flageolets, on frôle la consternation en essuyant la batterie

                  de cuisine.
                  Car la brigade entière,  qui devrait orchestrer  ce repas de sa façon habituellement si

                  remarquable, est tendue comme un fil à couper le beurre, chamboulée comme une poule
                  qui trouve une pince à  escargots, perturbée comme une jouvencelle qui viendrait de

                  croiser Georges Clooney, pas à prendre avec des pincettes à cornichons…

                  Et c'est bien Léonie qui est en mesure de donner le « la » à tout cet ensemble qui doit
                  absolument s'accorder pour travailler le plus harmonieusement possible !

                  Et, bien entendu, dans ce cas, aucune répétition n'est à prévoir, une seule prise...
                  La raison de tout ce remue-ménage, c’est que la cheffe attend incessamment la visite

                  réputée inopinée de l'inspecteur forcément chafouin du fameux guide  des vrais
                  gourmets.

                  C'est lui seul qui pourra ou non lui remettre l'emblème tant envié de la réussite

                  gourmande, le symbole tant espéré de la victoire sybarite, l'image même du triomphe
                  gastronomique, symbolisés par les deux fourchettes du Gros et Mollo,  fabuleuse

                  récompense d’une carrière dont rêve chaque nuit tout cuisinier digne de ce nom, qui a

                  élevé peu à peu sa pratique au niveau d’un art apprécié des seuls vrais connaisseurs.
                  Si elle ne les obtient pas, ces deux fourchettes, ce sera pour elle un déshonneur éternel,



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