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N° 5                        LES DEUX  FOURCHETTES

                  Il pleuvait ce jour-là lorsqu’elle s’est levée.
                  « Ah ! au fait quel jour sommes-nous ? » se dit-elle.

                  « Vendredi 13 ?! Zut ! »

                  Elle n’aimait pas les vendredis 13 qui lui réservaient toujours des surprises.
                  De fort mauvaises surprises !

                  Et c'était malheureusement le cas une fois encore, et Léonie en était littéralement

                  malade, car  aussi loin que remontaient ses souvenirs, chacun des vendredi 13 qu'elle
                  avait vécus ne lui avait apporté que des  ennuis, des problèmes, des  misères, des

                  chagrins, des incidents...
                  Elle se rappelait ses chutes de vélo, toute jeune, et ces chagrins d'amour, et ces échecs

                  aux examens, au permis de conduire, ses maladies, tous ces ennuis qui pour sa mémoire
                  étaient devenus des grands malheurs  et tous, croyait-elle faussement par ailleurs, un

                  vendredi 13 !

                  Et aujourd'hui cette journée était déjà extrêmement particulière et source de grosse
                  angoisse pour Léonie, car son métier était la cuisine, pas la gargote digne du « Tord-

                  boyaux » de Pierre Perret, pas  le camion  pizza-sandwich-kebab-croque-monsieur tout
                  plein d'odeur de frites, pas la cuisine de collectivité aux marmites énormes et au

                  personnel vêtu quasiment de scaphandres, non !
                  Léonie était cheffe, elle avait tenu à  être appelée  ainsi, et non  à pas adopter le  trop

                  masculin qualificatif de chef qui lui  évoquait des  émissions télévisées soi-disant

                  culinaires qu'elle avait en sainte horreur.
                  Et ce titre mérité, elle l'avait gagné de haute lutte depuis qu'elle avait gravi tous les

                  échelons du métier dans les cuisines de praticiens renommés mais fort peu prévenants ni
                  attentionnés envers le personnel subalterne, même en la personne de Léonie qui assurait

                  son rang et ses responsabilités de façon courageuse et en avait enfin reçu les lauriers par

                  ce titre et ce métier passionnant mais épuisant de cheffe de cuisine.
                  Car dans toutes les cuisines de tous les restaurants gastronomiques, une des passions

                  dévorantes de quelques  artistes incompris amoureux fous des épices et des légumes
                  anciens les pousse inconsidérément à trouver encore et toujours des mélanges audacieux

                  et des textures téméraires, pour briller dans le petit monde déjà étincelant des chefs…


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