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- Que va-t-il lui arriver ? demanda-t-elle à son officier traitant. J’aimerais autant qu’elle
n’aille pas crier sur les toits ce qui vient de se passer, ça pourrait me mettre en danger.
- Elle n’en aura pas l’occasion, répondit celui-ci. Tu sais comment ça fonctionne : elle va
se prendre dix jours d’interrogatoires, quand on saura tout ce qu’on voulait savoir, on
l’enverra faire son auto-critique sur Le Réseau, là elle avouera tout ce qu’on lui dira
d’avouer : son appartenance à l’Organisation, comment elle a pris le parti de l’étranger,
tout ça, et après, quand elle ne servira plus à rien, ce sera une balle dans la nuque - ou
peut-être le garrot, si on veut économiser une balle, ajouta-t-il en ricanant.
Julia regarda sans rien dire la jeune femme que les gens des services poussaient sans
ménagement dans une voiture noire, garée au bout du quai. L’espace d’un instant, elle revit la
jeune dissidente qui lisait Orwell, Huxley et Zamiatine, et dont elle avait cru gagner l’amitié.
Elle chassa rapidement cette idée.
L’officier lui tapa sur l’épaule.
- Bien joué, ma jolie. Je savais qu’un jour ou l’autre, elles prendraient ce train vers la
frontière, il suffisait d’être patient… et de pouvoir les identifier.
Julia ne s’était pas retournée, elle regardait toujours le quai. La voiture noire avait disparu.
- Tiens, dit l’officier en lui tendant une enveloppe. Pour services rendus, et il y a aussi un
billet de train pour rentrer. Dis-moi, ta vieille maman, elle est toujours contente, dans sa
nouvelle maison de retraite ? Ça doit la changer d’où elle était avant, non ?
Julia acquiesça, et bredouilla un vague merci. Le train allait repartir. Combien de fois s’était-
elle dit qu’un jour, elle aussi ferait le voyage vers la ville frontière, où quelqu’un de
l’Organisation l’aiderait à passer de l’autre côté ? Mais elle savait aujourd’hui qu’elle n’en ferait
rien. Pendant ses dix jours d’interrogatoires, elle avait trahi ses amis, donné des noms –
beaucoup de noms, renié ce en quoi elle croyait le plus. Comment vivre après ça ? Elle avait
abdiqué, elle était fatiguée. Tout ce qu’elle voulait maintenant, c’était faire ce qu’on lui disait
de faire, et qu’on la laisse en paix. Même si elle savait qu’en dépit des services rendus, elle
n’échapperait sans doute pas à la séance d’autocritique suivie d’une balle dans la nuque. Ou à
une dénonciation à l’Organisation, qui signerait tout aussi efficacement son arrêt de mort.
- Tu vois, reprit l’officier traitant, tu as fait le bon choix, en nous rejoignant après ton
arrestation. Tu t’es évité plein d’ennuis, et tu en as évité à ta famille… Ah, et puis, Julia,
ajouta-t-il au moment où celle-ci s’apprêtait à descendre du train. Je n’arrête pas de
recevoir des notifications du Ministère des Libertés, à ton sujet. Fais-toi réactiver ton
transpondeur, bon sang, ça finira par te créer des ennuis !
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