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annonce restreignant la liberté des femmes. L’arrestation – pour les plus « chanceux » - ou la
disparition pure et simple, de nombre de ses camarades d’université, avaient fini de la
convaincre de rejoindre la Résistance.
La troisième fille du fourgon s’appelait Glenda. Chez elle, ni convictions féministes, ni
conscience de classe. Elle était l’aînée de six enfants, dans une famille de la sphère C où l’on
ne lisait pas de livres et où l’on ne s’occupait pas de politique – de toute façon, c’est tous pourris
et compagnie – du moment qu’on les laissait à peu près tranquilles. C’est la mort de sa petite
sœur qui avait tout déclenché. Sa petite sœur née sans bras, sans doute à cause de toutes les
saloperies que les centrales déversaient dans la rivière qui traversait le quartier. Un matin à
l’aube, des hommes en noir étaient venus la chercher pour la stériliser de force – qu’est-ce qui
nous dit que son infirmité n’est pas d’origine génétique ? avait lancé le chef de groupe - et le
soir, on avait annoncé à la famille qu’elle ne s’était pas réveillée de l’anesthésie. Le lendemain
matin, Glenda rejoignait la lutte armée.
Phuong avait laissé son poste d’observation, près de la porte, à l’une des femmes qui avaient
voyagé avec elles, et vint s’asseoir à côté de Meriem. Elle s’installa aussi confortablement que
possible sur le sol gelé, et sourit à Julia. Celle-ci lui rendit son sourire. Elle se sentait bien avec
ces trois filles. Elle n’avait passé que quatre jours avec elles, mais avait l’impression de mieux
les connaître que bon nombre de ses amies. Les épreuves partagées, sans doute. Ou peut-être
les ennemis communs.
Julia demanda à Phuong s’il faudrait payer le passeur : on lui avait tout pris lors de l’arrestation,
elle n’avait plus un sou sur elle. Phuong la rassura : le passeur serait payé par l’Organisation.
D’ailleurs, elle connaissait un peu celui-ci : pas le genre à s’enrichir sur le dos des fugitifs, les
passages lui assuraient juste un complément de revenu pour vivre décemment, son métier de
berger ne rapportant pas grand-chose. Ses parents et grands-parents avaient guidé les migrants
des années vingt fuyant la misère, et les juifs pourchassés dans les années quarante. Lui et ses
frères avaient exfiltré les survivants des Brigades Citoyennes en déroute après le putsch, ils
voyaient maintenant arriver les femmes réfractaires aux mesures sanitaires du nouveau pouvoir.
Phuong ajouta que toutes les candidates à l’exil n’avaient pas la chance de connaître les bonnes
filières, ni de croiser les bonnes personnes : certains passeurs se payaient en nature, quels que
soient l’âge et le physique des femmes ; d’autres, leur argent empoché, les livraient aux
militaires ou pire, à des réseaux : quand on mutile à tour de bras, une femme encore intacte vaut
une petite fortune.
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