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sur un vieux matelas. Elle s’appelait Phuong, ses grands-parents étaient arrivés avec les boat
people, dans les années soixante-dix, et elle dirigeait visiblement le petit groupe. Elle informa
Julia que des sympathisants passeraient les prendre avant la nuit, et qu’elles devaient se tenir
prêtes.
Quelques heures plus tard, elles étaient assises sur les sièges défoncés d’une camionnette qui
filait, tous feux éteints, en direction des montagnes. Dieu merci, il y avait un peu de lune pour
les guider. Deux femmes de l’Organisation les avaient rejointes au moment d’embarquer.
Personne ne parlait : certaines somnolaient, les autres semblaient perdues dans leur pensées.
Puis la route se transforma en chemin de terre, et Julia se demanda combien de temps son dos
et ses fesses résisteraient sur ces bandes de tissu qui n’avaient plus de siège que le nom. Après
ce qui lui sembla une éternité, la camionnette finit par s’arrêter devant un bâtiment en pierres
couvert de lauzes. Le chauffeur leur dit d’attendre à l’intérieur, et qu’on viendrait les chercher.
Toutes s’installèrent comme elles purent sur le sol en terre battue, et l’attente commença. Le
froid était insupportable, Julia ne pouvait empêcher ses dents de claquer. Finalement, sans qu’on
l’ait entendu venir, un homme habillé en berger pénétra dans l’unique pièce du bâtiment. Il dit
qu’on ne passerait pas la frontière cette nuit, qu’il y avait trop de lune et que de toute façon, le
jour allait bientôt se lever. Il faudrait patienter ici un jour de plus, et il reviendrait les prendre la
nuit prochaine. On annonçait de la pluie, peut-être même de l’orage, la lune serait voilée et les
soldats ne quitteraient pas leurs casernes.
La fin de nuit et la journée suivante s’écoulèrent lentement. Julia avait peu parlé avec ses
compagnes d’évasion – Phuong excepté - durant les deux jours passés dans la planque de la
vieille ville ; la longue attente lui donna l’occasion de se rattraper. La deuxième fille s’appelait
Meriem. Trois ans plus tôt, elle avait quitté la petite ville où elle avait grandi pour venir étudier
dans la capitale, où le coup d’état l’avait surprise. Meriem avait reçu une éducation stricte, dans
une famille très attachée aux valeurs traditionnelles ; l’arrivée au pouvoir d’un régime fort ne
l’avait donc pas vraiment dérangée. Sa prise de conscience s’était faite semaine après semaine,
au fur et à mesure que les nouveaux maîtres étendaient leurs filets, fermaient les universités,
déclaraient hors la loi syndicats et partis politiques, censuraient la presse, brûlaient les livres et
verrouillaient les frontières. L’interdiction faite aux femmes d’exercer un certain nombre de
professions et, plus encore, la mise en place des exérèses systématiques et stérilisations forcées,
avaient fait déborder le vase. Elle avait lu 1984 et Nous autres, qui ne circulaient plus que sous
le manteau, et s’identifiait un peu plus à l’héroïne de La servante écarlate à chaque nouvelle
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