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Sonia demeura accoudée à la fenêtre, cloitrée dans son mutisme. Les questions se
               bousculaient, mais elle ne savait pas quelle attitude adopter. Fallait-il simplement

               partir en s’excusant pour le dérangement et les dégâts ? C'est-à-dire, au fond, se
               comporter de la même manière que toutes ces femmes qui l’avaient rejeté. Ou bien

               montrer un peu d’empathie en demandant la suite du récit et en proposant de

               nouveau son aide, en prenant alors le risque de se laisser embarquer dans une
               histoire improbable, dont elle avait peur de ne pas sortir indemne ? Le vieil homme

               l’interpella :
                   -  Est-ce que je vous dégoûte au point que vous ne vouliez pas me faire face ?

               Le rouge aux joues, elle se retourna, articulant maladroitement un « non bien sûr »
               peu convaincant. Il haussa les épaules :

                   -  Vous êtes comme les autres. Je l’ai bien vu tout à l’heure, lorsque vous êtes

                      entrée la première fois.
               Sonia trouva la force de parler pour se défendre :

                   -  Il faut dire que votre tenue était un peu particulière.

                   -  Ah oui ma tenue. Je comprends qu’elle vous ait un peu surprise. Comment
                      croyez-vous que j’ai réussi à peindre tous ces visages ?

                   -  Je ne comprends pas …
               Il l’interrompit d’un geste de la main.

                   -  Je vais vous expliquer. Lorsque je frayais avec les filles de joie, elles se
                      moquaient souvent de mon sexe qui, il faut bien le reconnaitre, est à l’image

                      de mon physique. Et toujours derrière leur raillerie, je voyais poindre une once

                      de répulsion, qui lançait une ombre furtive dans l’éclat de leurs yeux rieurs.
                      Alors j’ai voulu prendre ma revanche sur toutes ces pimbêches qui faisaient la

                      moue sur la marchandise mais acceptaient sans sourciller des billets, dont la
                      beauté pourtant discutable elle aussi, faisait briller leur pupilles. Et aussi sur

                      les autres, celles que je ne parvenais pas à aborder, parce qu’elles refusaient
                      de dépasser mon apparence disgracieuse. D’où l’idée de cette œuvre. Il est

                      facile de trouver des prostituées sur internet. En les accueillant nu sous mon

                      peignoir entrouvert, non seulement je m’assurais de capter leur rictus de
                      dégoût, mais j’assouvissais aussi ma vengeance en leur infligeant la vue de

                      ce que notre monde redoute le plus : la laideur. En général, passé la surprise,

                      elles acceptaient de poser contre quelques euros supplémentaires. Certaines



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