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Sur la face grise du moustachu sembla passer une lueur nouvelle. Il la prit par le
               bras :

                   -  Venez, je vais vous montrer quelque chose.


               Ils pénétrèrent dans une pièce immense, qui couvrait la plus grande partie de la

               surface de l’appartement. Les lèvres de Sonia s’arrondirent pour laisser échapper un
               « oh » de surprise. Partout, accrochés aux murs, posés à même le sol, des visages

               de femmes. Sonia prit le temps de poser son regard sur chacun d’entre eux, et au
               bout de longues minutes, pendant lesquelles l’artiste n’avait pas lâché son bras,

               comme pour lui intimer l’ordre de bien observer, elle se tourna vers lui, ouvrit la
               bouche, mais ne parvint à articuler aucun son. Elle ne savait tout simplement pas

               quoi dire. Se dégageant des doigts noueux qui la tenaient, elle se mit à évoluer

               lentement au milieu des œuvres. Elle perçut un tressaillement dans son dos, sans
               doute la crainte d’une nouvelle catastrophe. Mais absorbée dans sa contemplation,

               elle l’ignora. Tous ces faciès, à la fois si différents et si semblables ! Le trait se voulait

               sobre et les couleurs au plus proche de la réalité, sans doute dans le but de donner
               une impression photographique. Toutes les formes étaient représentées, des plus

               rondes au plus triangulaires en passant par les plus ovales, toutes les coupes et
               teintes de cheveux possibles, des fronts hauts, bas, ridés ou lisses, les yeux en

               amande, comme des billes, bridés, bleus, verts, noirs, noisette, gris, voilés, brillants,
               avec des cils plus ou moins longs, tous les nez imaginables, droits, busqués, en

               trompette, écrasés, grands, courts, toutes les nuances entre les mentons fuyants au

               point de presque s’effacer et ceux volontaires au point de faire penser à un porte-
               manteau, toutes les carnations, de la plus noire à la plus blanche. Mais un point

               commun reliait l’ensemble de ces visages, un seul : la même bouche tordue de
               dégoût. Tout le talent du plasticien se trouvait concentré dans ces lignes tortueuses

               évoquant des lèvres que la répulsion semblait avoir définitivement figées.
               Parvenue au fond de la pièce, Sonia ouvrit la fenêtre pour prendre un peu l’air et

               admirer la vue sur le parking privé de la résidence. Elle pouvait ainsi cacher son

               trouble en restant de dos. Aucun insecte bourdonnant ne vint souligner le silence
               pesant, ni interrompre le feulement de la vague de tristesse et de honte montant en

               elle. Car elle sentit que sa curiosité avait pris un tour malsain, et venait de la plonger

               dans le bain acide d’une solitude qui la submergeait. Dès que Lippi entama son récit,



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