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elle craignit d’ailleurs qu’il ne cherchât à la noyer. Elle aurait voulu fuir, mais sa voix
devenue soudain grave et dure lui interdisait le moindre geste.
- Il vaut mieux se préparer aux chocs lorsqu’on part à la découverte d’univers
inconnus. Dans mes jeunes années, comme vous, j’avais l’impression que je
pouvais parcourir le monde en accueillant toutes les surprises avec ma joie de
petit garçon. Mais l’enfance ne dure pas, et les hormones transforment la
curiosité en désir. Naïvement, j’ai pensé qu’il en était du monde comme des
femmes, qu’elles m’accueilleraient à bras ouverts et me dévoileraient leurs
trésors, pour peu que je les respecte et ne leur demande pas la lune. Je
confondais alors les lois de la nature et celles des hommes. La nature ne
réclame rien en échange de ses offrandes. Les femmes, elles, comme les
hommes, cherchent en premier lieu la beauté dans le regard de leur âme
sœur. Et moi je n’avais à offrir que mon physique de demi-portion, ma face
anguleuse aux joues creusées et au teint gris, et la timidité gauche d’un gamin
tenu à l’écart aussi bien par les adultes que par ses comparses. Et chaque
fois, je dis bien chaque fois, que j’approchais une fille, même celle à qui aucun
garçon ne parlait, chaque fois se formait d’abord ce rictus de dégoût sur ses
lèvres. Oh, ça ne durait pas longtemps, c’était parfois tout juste perceptible,
une fraction de seconde à peine. Mais je le détectais à tous les coups. Et le
sourire poli qu’elle affichait ensuite ne parvenait pas à effacer le rejet qu’elle
avait montré juste avant. D’autant plus qu’elle s’arrangeait pour m’éviter par la
suite. Car bien entendu, tétanisé par cette première impression, je n’osais
finalement pas l’aborder. J’ai fini par ne fréquenter que des prostituées. Bien
sûr elles aussi dissimulaient mal leur répulsion, mais elles étaient payées pour
passer outre. Ça a duré un temps mais finalement j’en ai eu marre des
rapports tarifés et des mines révulsées à peine cachées. Alors je me suis
enfermé dans mon atelier, et je n’ai rien fait d’autre que travailler. J’ai tout de
même quelques amis, et l’un deux gère une fondation d’art contemporain. Il
me prend quelques œuvres chaque année, je ne sais pas si c’est par goût ou
par charité. En tout cas, ça me permet de vivre décemment. Et contrairement
à vos affabulations, je n’ai jamais donné dans la déco, sous quelque forme
que ce soit. Je ne sais pas ce que vous cherchiez en venant ici, mais je crains
que vous ne le trouviez pas.
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