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N° 93                                  L’ ECHO
            attendrai ici. N’oubliez pas la porte… » Elle rassembla sa sacoche de cuir et, avec toute la force qui

            lui restait, disparut en bourrasque.
                 Le visage de Monestre  Willan et son sourire de travers apparut dans l’entrebâillement de la

            porte. « De nouveau, docteur, pour le contrôle ? » Lâcha-t-il de son air  d’elfe sylvestre.  « Comme
            toujours. — Bien. Alfred est dans le salon, un peu affaibli, je dois le reconnaître, mais il se remet…il

            se remet. » Une ombre passa dans son œil. « Il est solide, mais je m’inquiète, vous savez. — Il n’y a
            pas de raison. Ses crises sont impressionnantes mais, vous le savez à force, peu dangereuses pour lui.

            Et puis, il est indestructible » ajouta-t-elle avec un sourire. Willan eut un éclat de rire.  « Ça, vous

            pouvez le dire ! » s’exclama-t-il. « Suivez-moi. » Ils avaient déjà quitté la porte, mais c’était d’usage.
            Il poussa de nouveau la porte de bois blanc du petit salon. Debout au centre de la pièce, Monsieur

            Alfred lisait à haute voix des poèmes irlandais.  « Excusez-moi, docteur, je suis un très mauvais
            convalescent » sourit-il en les voyant entrer. « J’ai peur que votre visite ne soit pas bien longue. —

            C’est ce qui peut arriver de mieux à votre santé » répondit-elle avec un sourire. « Prenons ce pouls, je
            vous poserai quelques questions. » Elle s’approcha, il remonta sa manche de chemise et elle se mit à

            écouter. « C’est l’usage, pardonnez-moi. Mais à voir votre air, vous en avez autant besoin que

            n’importe qui. » Elle se mit à poser les questions de coutume, et maintenait sa logorrhée comme un
            fleuve tranquille. Ses yeux se fixèrent à la pendule. Habituellement, elle prenait plaisir à rendre visite

            à Monestre Willan et Monsieur Alfred, car c’était réciproque, mais à cet instant elle était au supplice.

            Son cerveau, on l’avait fendu en deux, et elle aurait voulu pousser la porte du premier et s’enfuir à
            toutes jambes. Ses lèvres bougeaient  en mode automatique.  « Alors ? »  fit soudain la voix de

            Monsieur Alfred. Elle cligna des yeux. « Comment ? — Alors, docteur ? » Insista Alfred avec un petit
            sourire. « Quel verdict ? Je ne tiens plus.  —  Oh ! »  Elle  reprit son air  amical, lâcha son poignet,

            l’esprit soudain tourbillonnant dans un vertige d’angoisse.  « Alors, rien.  Pas le moindre problème.
            Vous êtes apte, mon cher. Apte  à  ce que vous voulez. » Monsieur Alfred hocha la tête d’un  air

            heureux, lui donna sa paie. Elle flottait dans un brouillard  étrange, une  ouate douloureuse, et son

            ventre s’était noué comme un serpent qui souffre. On la mena jusqu’à la sortie du premier, au milieu
            de paroles qui s’estompaient, et l’aquarelle rougeâtre de son angoisse diluait tout, dans un

            engourdissement nerveux,  jusqu’à l’ataraxie.  La porte se ferma peut-être derrière elle. Elle crut
            l’entendre. Quelque chose éclata. Elle se rua brusquement dans les escaliers. L’ouate s’était déchirée,

            et ses sueurs froides lacéraient l’espace, comme les aigus d’un coup de couteau. Le métal était froid.
            Elle basculait en  avant, tombait dans sa dégringolade, de marche en  marche. Ses  yeux se virent

            achever sa course titubante juste devant la porte. Un fracas d’angoisse lui emplissait les oreilles, mais

            il lui fallait toute sa raison d’être humain pour aller  au bout de son geste. Sa main se leva,
            tremblante…les doigts ressemblaient à des branches d’arbre mort. Elle expira, jusqu’à en avoir mal

            aux poumons.  Et enfin, elle toqua doucement. « Je crois bien que vous n’avez rien à faire ici, allez-
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