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N° 93                                  L’ ECHO
            d’enfance, soutien au long cours, une demi-brique d’innocence. Il…devait probablement lui rendre un

            livre. C’était ainsi que cela fonctionnait. Qu’il le lui rende, alors. Il ne trouvait pas souvent le temps,
            mais on était mercredi,  son jour de congé  —  sauf pour urgences.  Il passait souvent, donner des

            nouvelles, parce qu’il ne logeait pas loin. Et lui, le psychiatre, il pourrait venir. Elle se leva, vacillante,
            s’agaça elle-même, trébucha, et agrippa le combiné. Il était rapide à décrocher. Sa voix emplit le haut-

            parleur. « Allô ? »
               Elle prit une profonde inspiration.  « Ismaël,  c’est moi, c’est Esmé. »  Et parce qu’ils s’étaient

            perdus dans un siècle étrange, elle poursuivit avec le vouvoiement de rigueur, malgré leur amitié :

            « Je crois que, récemment, vous m’avez parlé d’un livre…— Le Gautier, oui » fit la voix à l’autre
            bout. « Très bon, je vous le rendrai…— Vous passerez aujourd’hui, comme chaque semaine ? » On

            lui offrit d’un silence pris de court.  « Oui, comme toujours.  —  Alors,  vous pouvez aussi bien le
            ramener tout à l’heure. » Elle insista sur le « tout à l’heure », parce qu’elle savait, au fond, que son

            angoisse qui enflait avait besoin d’un déversoir.  « Vous viendrez ?  —  Comme d’habitude.  —  Je
            prends une pause. — Formidable. — Quelle heure, sans vouloir vous presser ? — Je peux partir de

            suite. » Puis, parce qu’elle oubliait toujours à quel point le jeune type était futé : « en urgence. Vous

            êtes une éponge, Esmé. J’arrive  —  avec votre  livre en prétexte. » Elle ricana quand il raccrocha.
            Malin, tout de même. Il avait vu clair dans son jeu. L’éponge, c’était son terme à lui, et elle en était

            une. Fatalement. Quand on pense trop, disait-il, on finit par s’étouffer avec le reste. Son reste à elle,

            c’était des émotions stupides qui ne se gênaient pas pour lui prendre tout l’air. Elle se rassit, se passa
            une main sur le visage. Une porte. Ce n’était qu’une porte…un bruit de bois heurté la réveilla de sa

            songerie. Elle s’y était perdue. Tout ce temps ? De nouveau le son creux. Elle se redressa, en alerte. Et
            sa peur s’évapora dans un nuage à peine visible. C’était fou à quel point deux personnes de verre

            ensemble forment un roc ! À plusieurs, elle y verrait clair. Et autrement, elle parlait d’un psychiatre. Il
            toquait, c’était sûr. C’était Ismaël. C’était quelqu’un d’autre. Un autre être plein de recul et de raison.

            Enfin ! Cela, elle l’avait dit tout haut, sans vraiment en avoir conscience. Un peu fébrile, elle se tira

            de son fauteuil, et d’un pas vacilla tituba jusqu’à la porte. Ses jambes qui chancelaient, elle le mettait
            sur le compte de son immobilité prolongée, pas de son agitation. Elle avait son orgueil, tout de même.

            Presque à elle-même, et eut un rire nerveux : « c’est que je vous attendais ! ». Autant justifier sa
            fébrilité par autre chose que la superstition. Elle tira la clef du pot sur l’étagère, à côté de l’entrée.

            Elle avait fermé par pure nervosité. Quelques coups cliquetèrent dans la serrure…Toute angoisse
            s’était presque envolée. Une présence, c’était la fin de tout. Elle ouvrit d’un geste précipité.

               …Et l’ensemble du monde s’effondra sur ses épaules dans une sueur froide.

                 Il n’y avait personne. Pas la silhouette songeuse d’Ismaël, pas même la moindre explication. Ce
            n’était pas une erreur. Seulement un fantôme. Elle eut un gémissement. Que disait-elle ? Une farce.

            Elle ne s’entendait pas penser. Ou du moins, difficilement, parce que son cœur battait sourdement à
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