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« J’ai dû me tromper, je m’excuse. Voulez-vous quelque chose ? Une pastille

               Valda, un bonbon à la réglisse ? C’est bon pour la gorge. Mais ne restez pas debout,

               asseyez-vous un instant. » Sans attendre, elle lui tendit sa boîte en métal rouge des
               réglisses Florent, puis poussa vers sa visiteuse une adorable chaise en bois tourné

               et cannée. Arielle la regarda et s’écria sans réfléchir :

                   « Oh ! J’avais la même quand j’étais  petite !   Euh… » Le mot était parti, la
               maladresse était irrécupérable. Arielle changea aussitôt de conversation en faisant

               compliment à la naine pour le décor de son salon. Elle mentait.
                   On eut dit avoir changé d’époque. Partout des napperons brodés. Sur le bureau,

               une bouteille d’encre Waterman flirtait avec un porte-plume d’écolier. Au mur tapissé
               de papier peint « toile de Jouy », un panneau couvert de porte-clés multicolores

               rivalisait avec quatre portraits en noir et blanc : Delon, Belmondo, Gabin, Ventura.

               Des moulins à café désœuvrés s’alignaient au garde-à-vous sur une étagère. Sur un
               guéridon,   un   catalogue   Bergère-de-France   béait   sur   ses   rangées   arc-en-ciel

               d’échantillons de laine. Le poste de télé se faisait la tête arrondie des années
               soixante.   Une   vie   dans   le   souvenir   de   ses   parents ?   Ou   Arielle   venait-elle   de

               basculer cinquante ans en arrière ?
                   Le perroquet se mit à nouveau à s’agiter en s’égosillant « réleurr ! réleurr ! », puis

               réussit à sortir une aile du châle. S’envola vers la fenêtre. S’agrippa aux rideaux de

               dentelle. Arielle se rua pour le récupérer et se fit durement pincer. L’urgent était de le
               mettre en cage. Ce qu’elle fit. Mais cette grande cage allait-elle pouvoir rentrer à

               l’arrière de sa Mini ? Arielle jeta un coup d’œil par la fenêtre.

                     Contre le trottoir en bas, sa Mini rouge, Sa Mini à elle, n’était plus là. Juste un
               Solex noir, garé derrière une 2CV. Le même Solex qu’elle avait eu adolescente. De

               l’autre côté de la rue, elle vit les grilles ouvertes sur un parc qu’elle ne connaissait
               pas. Où était passée la blanchisserie ? Et le Café du Pont ? La tête lui tourna. Où

               était-elle ? Un cauchemar ! Et le perroquet qui n’arrêtait pas de s’égosiller crescendo
               avec   ses   relleurrr,   relleurrrr !   Et   la   naine   qui   se   précipitait   sur   elle,   soudain

               menaçante, qui la secouait et la tirait par la manche en hurlant :

               « Je vous attendais ! C’est l’heure, c’est l’heure ! »



                      « C’est l’heure, c’est l’heure, réveille-toi ! », répéta pour la troisième fois Louis,
               le mari d’Arielle, vêtu de son survêtement vert pomme, rentrant tout juste de son

               footing hebdomadaire. « Ma chérie, je pensais que tu étais prête. Dépêche-toi, tu
               n’as pas un rendez-vous à 10 heures, avenue du manoir ?


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