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miel, le Bois d’Amour s’enflamme dans des ourlets indigo, les jupons des
               paysannes s’éclairent soudain de bouillonnements orangés.
               Il rêve que ses fils de coton et de soie puissent prendre toutes ces nuances
               particulières, cet écho magnifiquement joyeux qui donne relief à toute
               platitude. Avec la permission de sa cousine, il consacre ses matinées aux
               tâches domestiques et brode jusqu’au soir. Son travail est repéré par un
               chasseur de couleurs qui réside à la pension, Paul Gauguin. Les deux
               hommes sympathisent d’emblée. Ils déambulent ensemble à la nuit tombée,
               admirant les ciels de nacre du printemps finissant. Aristide se moque de Paul
               qui fait résonner ses sabots sculptés, mimant quelque danse imaginaire. Ils
               s’empêtrent dans des discussions sans fin sur les convulsions changeantes
               des soleils couchants de l’été.

               Aristide a trouvé son alter ego dans cet homme au physique surprenant. Un
               mélange de prince inca et de pirate vieillissant. Profil rapace, des yeux clairs
               de marin qui a vu du pays, des cheveux de jais en bataille, un sourire
               énigmatique. Paul parle peu, observe. Il demande à Aristide d’embellir son
               gilet breton ordinaire.
               Une arabesque minutieuse, délicatement cuivrée se dessine alors à
               l’encolure, Un mini-plastron sur mesure. Une moisson légère des pigments
               nouveaux qu’Aristide a inventé pour ses fils, jaune terni, l'or vieilli d’un
               vernis craquelé, infusion de camomille, œuf cru posé sur la galette. Quelques
               gouttes de sang pour la rage et la lutte. Paul portera ce gilet avec fierté même
               usé jusqu’à la trame, il regrettera que son portrait sépia deux ans plus tard ne
               rende pas justice au magnifique travail de son ami.

               Zoom sur les écheveaux de coton et les toiles encore vierges. C'est sûr, on
               va s’emmêler les pinceaux, se prendre les pieds dans les fils grossiers
               d’une amitié virile sur fond de Bretagne bretonnante.
               Mais en fait, pas du tout...

               Aristide ne se lasse pas de regarder Paul peindre, il aime l’odeur de la
               térébenthine, les petites collines des couleurs grossièrement posées sur la
               palette. Cette croûte épaisse qui se dépose sur les couleurs en séchant,
               comme la peau d'un far trop cuit. Paul va à l’économie, les toiles et les
               pigments sont chers pour sa bourse toujours si plate.
               Aristide pense souvent à Bleuzenn. Dans les bras d’une des petites de Marie-
               Jeanne, il tente d’oublier sa peau laiteuse et sa chevelure fauve. Il s’étourdit
               de vin et d’absinthe depuis que le vent a porté jusqu’à lui la nouvelle : il a eu
               un fils, Corentin. Ses mains tremblent en piquant l’aiguille, il n’arrive plus à
               se concentrer. Il est déchiré. Repartir à Plobannalec retrouver sa femme et
               son fils, son atelier étriqué, la routine des commandes ordinaires. Il est
               encore trop tôt pour trouver la paix, alors il choisit la fuite. Encore une fois.
               Paul reçoit beaucoup de courrier dans sa retraite bretonne. Plusieurs lettres
               de Vincent Van Gogh l’invitent à Arles pour créer un atelier dans le Midi.

            10 - © 2019 – Lire à Plobannalec-Lesconil
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