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éclair laisse échapper un gémissement métallique, libérant un colis léger,
               enveloppé de papier journal.
               Gaspard l'épie, sensible au moindre de ses gestes, à son souffle rapide, à la
               lueur carminée du feu dans ses pupilles. Elle se bat avec la ficelle grossière
               qui maintient le papier. Ses mains volètent comme les oiseaux maladroits
               qui se cognent parfois aux carreaux.
               Elle lève les yeux vers lui avant de faire faire le grand écart au papier qui lui
               noircit les doigts. Gaspard n'ose la brusquer, lui demander de se hâter. Gwen
               découvre la face cachée de l'héritage de son grand-père.
               Il n'avait pas menti l'Aristide, même si son jeu de piste était insensé. Quel
               pari risqué que d'avoir laissé un tel chef d'œuvre sous la pierre pendant tant
               d'années. Il aurait pu s'abimer, se piquer de l'humide ambiant. Il est là, intact,
               sorti enfin de sa gangue prison. C'est un morceau de soleil qui éclaire d'une
               lumière nouvelle les jours à venir de Gwen.
               Le gilet bigouden d'Aristide, brodeur surdoué et rebelle s'étale sur le bois
               foncé.
               De l'or en coulées, des rayons safranés. Il attend là qu'on l'admire comme un
               gros hanneton doré prêt à prendre son envol.
               Et ils sont tous les deux, dans une semi-obscurité à se délecter de la patience
               et de l'agilité de ce grand-père prodige.
               Dans ces entrelacs de fils, dans ces points de bourdon, petits mulons
               chatoyants d'orangé et d'ocre, dans ces aplats magnifiques de soie clair de
               lune et de paille roussie, on s'égare dans les pas d'Aristide. Dans son
               interminable voyage pour devenir magicien des couleurs, il éblouit toujours.
               - C'est si beau, dit Gwen, pourquoi n'a-t-il rien dit ? Pourquoi avoir caché ce
               gilet si longtemps ?
               - Il avait certainement une foutue raison, dit Gaspard, ça a dû être un enfer
               pour son amour-propre de devoir renoncer au regard des autres sur un tel
               accomplissement, une telle perfection.
               - Il nous a tous abandonnés.
               - Tu ne peux pas tout expliquer par sa culpabilité, Gwen. Il n'était pas le
               genre à s'excuser, à se complaire dans le remords d'après ce que tu m'as dit.
               - J'te répète ce que j'ai entendu à droite à gauche, c'est tout. Je ne l'ai pas
               connu. Je suis la dernière Marchadour. Depuis vingt ans, je marche sur ses
               pas, je cherche à comprendre pourquoi il est revenu pour mourir ici en
               ermite. Il m'a laissé le précieux, le brillant. Pourquoi n'a-t-il pas ouvert un
               atelier comme les autres brodeurs quand il est revenu de Provence ? Devenu
               étranger à son propre enfant, il a étouffé son arc-en ciel. Pourquoi est-il resté
               dans l'ombre pendant tant d'années en me regardant vivre ? Il s'est enfermé
               dans son silence alors qu'il aurait pu m'expliquer.
               - Nous allons trouver Gwen, nous allons chercher encore.
               - Toutes ces lettres, ces rencontres, sa passion pour la peinture et les
               couleurs. Il n'était pourtant avant son départ qu'un petit brodeur breton
               ordinaire, doué mais ordinaire. Et quand je vois ça, dit-elle en pointant
               du doigt le gilet, je réalise à quel point il ne l'était pas, ordinaire. Et je me
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