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sens punie de l'avoir connu par procuration.
- Je sais, mais il t'a laissé le plus beau des cadeaux, ce à quoi il tenait le plus.
La preuve que ses yeux voyaient le monde autrement. Des yeux d'artiste,
voilà ce qu'il avait, des yeux d'artiste remplis de rêves, de voyages, de
personnages extraordinaires. C'était de la promesse pour un avenir meilleur,
et puis ça a dû se casser quelque part.
Gaspard promène à son tour ses doigts sur le drap épais, sur ces petites toiles
d'araignées gorgées d'un feu éclatant. Il a vu bien d'autres gilets brodés de la
région, bien des plastrons d'une grande beauté. Celui-ci est radieux, habité
d'un ailleurs riche de souvenirs. Au-delà des fougères, des soleils de tous les
motifs traditionnels bigouden, le travail d'Aristide s'est nourri d'autres
symboliques.
Habituellement les deux pans du gilet étaient différents. Sobriété et grandes
occasions séparaient le boutonnage. Lui a aboli les boutons frontières. Il a
brodé sans patron, directement dans l'épaisseur du drap avec une belle
anarchie. Plus de technique du bas ou du haut, mais une sorte de calligraphie
orientale de droite à gauche, parfois un saupoudré de curry, parfois pour le
contraste un petit morceau d'ébène. Un rêve de méticulosité, du grand art, de
la peinture en aiguille. Une formidable victoire sur les habitudes des
« Tennerien nœud », les brodeurs de la région pourtant déjà si talentueux et
admirés.
Les yeux de Gwen s'embuent, les larmes perlent et coulent doucement.
- Tu es fatiguée ma Gwen, faut se reposer maintenant. T'as tout le temps
pour l’admirer, demain et tous les autres jours après.
- Je sais. Mais c'est comprendre que je voudrais, je suis en colère contre lui.
Elle frissonne, le printemps est presque aussi glacial que cet hiver 52. Des
chapelets de bruits puissants résonnent de la mer. La petite maison de pierre
est balayée par les postillons des déferlantes, le crachin humecte presque les
draps. Il faudrait bassiner ce lit pour lui rendre son humanité. Le dégel
génère du mouillé qui se faufile partout.
Cette maison en héritage, Gwen n'y croyait pas, quand elle a reçu la lettre du
notaire, il y a si longtemps. Les murs se sont contentés de fantômes pendant
des années, à présent il fallait l'apprivoiser. L'été dernier Gaspard était à ses
côtés pour débroussailler les souvenirs, trier, fouiner, humer la poussière
salée de l'abandon. Ils avaient passé des heures à briquer, finissant leurs
journées harassantes enveloppés par les dunes, caressés par les oyats,
étourdis par les turbulences de l'océan. Sans lui, elle n'aurait jamais osé
revenir affronter le passé. Les mains de Gaspard sont toujours brûlantes,
rassurantes et consolantes. Elles l'empêchent pour l'instant de réfléchir et
c'est sûrement mieux comme ça.
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