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Bleuzenn heureusement est partie avant, elle n'aura pas à vivre le
               déchirement de la perte de son enfant chéri. La boucle est presque bouclée.
               Travelling arrière, flash-back sur le pauvre Corentin qui se désagrège aux
               alentours de Verdun. Si ça s'trouve on va se retrouver perché sur un arbre
               généalogique aux frondaisons interminables. On va s'embourber dans le
               terroir. Mais en fait, pas du tout...
               Malgré son amour pour Bleuzenn, son attachement aux ciels crémeux, à
               l'odeur du varech qui l'enivre après les grandes marées, un sombre matin de
               février Aristide part. Il a mal, il a honte, mais son tourment ne s'apaisera que
               dans sa quête des nuances, dans l'exploration d'une nouvelle palette pour le
               bout de son aiguille.
               Pas ici.
               Il ne sait pas encore que le destin va le porter vers d'autres couleurs bien au-
               delà de ce qu'il pouvait imaginer.
               Marcher ne lui fait pas peur, il avale les cinquante kilomètres qui le séparent
               de Pont-Aven. Il marche démuni comme un pèlerin qui filerait vers
               Compostelle. Il murmure des « pardon, pardon » pathétiques dès qu'il
               approche d'un calvaire ou d'une église. Il mérite l'enfer pour ce qu'il est en
               train de faire.
               L’odeur d’iode s’évapore lorsqu’il entre dans les terres. Il traverse une
               campagne lasse et endormie, longe des champs ternes, des moignons
               d’arbres au-delà des murets de pierres. Son barda ne pèse pas bien lourd. Il a
               tout laissé à Bleuzenn.
               Pour lui, seulement ses fils, ses aiguilles, un peu de rechange élimé. Il n’a
               pris que quelques francs pour tenir jusqu’à sa première étape, la pension de
               famille de sa cousine Le Gloanec à Pont Aven. Elle l’accueille
               chaleureusement sans poser de questions. Il aide aux petits travaux. La
               Marie-Jeanne est amicale et bavarde avec ses pensionnaires : des peintres
               venus chercher l’inspiration dans les paysages bretons, fuyant l’air vicié de
               la capitale.

                L’auberge n’est pas bien grande. Quelques chambres dans lesquelles on
               prend pension pour soixante-quinze francs par mois. Ici on peut avoir le
               beurre pour le prix du lait, la poule pour le prix de l'œuf. On entre par la
               cuisine, on prépare les repas sur longue table de bois, le cul tourné à la
               monumentale cheminée. Dans le fond, les lits-clos dans lesquels dorment les
               patrons. Les soirées sont animées, du cidre, du petit vin gouleyant et le
               beurre salé qui fond sur le blé noir. Avec ses jeunes servantes, la Marie-
               Jeanne pousse souvent la chansonnette.
               Mais ce qui fascine Aristide, c’est la salle à manger décorée par les peintures
               des pensionnaires. Il y voit le signe annonciateur d’une première victoire sur
               le chemin de son Graal dérisoire. Certaines couleurs aimantent son regard,
               des notes jaunes, du vermillon, de l’écarlate, de l’ocre tacheté comme une
               vieille poire blette. Les paysages sont sublimés, la mer et la rivière
               s’épousent sans faire de vagues, les moulins s’égayent dans des tonalités de

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