Page 14 - les10_ans_recueil_nouvelles_juin_2019_p9
P. 14
Il prend la route les poches vides, son sac juste un peu plus gros qu’à l’aller.
Quand il arrive au bourg, il n’y a pas âme qui vive dans les rues. Il est seul,
emmitouflé pour ne pas être reconnu.
Quand il atteint la petite maison des dunes, il fait nuit noire. Seule une légère
lueur filtre par la fenêtre. Aristide s’approche à pas de loup. Il la voit
endormie sur son lit près de l'âtre. Dans le creux d’elle, son petit, les mains
accrochées à sa chemise de flanelle. Il a les cheveux cuivrés, comme un petit
écureuil. Son cœur remonte dans sa gorge. Il se déteste, vomit soudain sa vie
et toutes les couleurs en suspens. Il mesure ce qu’il a perdu à jamais. Sur un
torchon immaculé, un ouvrage est posé dans l’attente. Bleutent a réussi, elle
fait sa dentelle, blanche comme sa peau de porcelaine. Ils sont là tous deux
en paix sans lui.
Comment pourrait-il à nouveau bouleverser leur existence, alors qu’il n’est
même pas sûr de rester pour toujours. Pourquoi lui briser le cœur encore une
fois ? Et puis ce p’tit qui l'espère dans toute son innocence...
Non ! Il ne peut pas entrer par effraction dans leur vie.
Il pleure en silence et fait demi-tour. Saint-Alour se dresse devant lui dans
l’obscurité. Il entre doucement, se signe avec l’eau froide du bénitier. Il se
souvient de la construction de l’église, impression d’une autre vie.
Il ne sait pas s’il prie en dissimulant son précieux trésor près du dernier
pilier de gauche. Il pense au Christ Jaune de Gauguin, à la miséricorde.
Un jour il leur dira, qu’il est venu ce soir-là. Que son amour est intact, qu’il
a été lâche encore une fois. Il reprend la route au petit matin après quelques
heures de repos dans l’église. Il s'éloigne dans sa solitude glacée qu’aucune
couleur ne peut réchauffer à ce moment précis.
Arrêt sur image : Il est là figé sur son p’tit chemin de terre, dans l'encre de
la nuit, avec son pauvre balluchon sur l'épaule. Quel couillon tu fais mon
pauvre gars ! C'est ça qu'on pourrait lui dire. Et oui ! Alors on aurait
envie qu'il ne le fasse pas pour rien son demi-tour et prenne le bateau avec
Paul pour Tahiti, que son voyage en technicolor se poursuive. Qu'il
parade sous les frangipaniers en sentant le monoï. Mais en fait, on ne sait
pas du tout...
C'est Gwen qui se réveille la première, encore endolorie par sa nuit agitée,
en transit. Elle se colle à Gaspard qui marmonne dans un demi-sommeil.
Engrange un peu de sa chaleur avant de se lever pour refaire un feu.
Entrouvre le rideau, dehors il gèle à pierre fendre, la route est luisante
comme une patinoire sous le soleil pâle. Les flammes ne tardent pas à
retrouver une belle vigueur. Elle fait chauffer du café, qu'elle verse
doucement dans des bols vernissés. Gaspard la rejoint, la cajole. Le soleil
allume des feux follets dans ses longs cheveux roux.
Elle pose son bol, au bout de la table, elle retrouve la merveille. Les derniers
mots de son grand-père cognent à ses tempes.
13 - © 2019 – Lire à Plobannalec-Lesconil