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Gauguin s’attache au bleu des ciels d’Arles pour évacuer cette tension qui le
               mine. Deux jours avant Noël, le drame qui se joue entre les deux hommes
               qu’il admire profondément, fera oublier à Aristide sa révélation de la
               couleur, son allégresse. Dans une crise de démence soudaine, Vincent
               poursuit Paul avec un rasoir et se mutile. Cet autoportrait à l’oreille coupée
               qu'Aristide découvrira bien plus tard, le bouleversera jusqu'à la fin de sa vie.
               Il sait désormais qu’il va pigmenter ses broderies de cette rage qui résonne
               encore du désespoir de Vincent, il y mettra du jaune de Naples, de chrome,
               du soufre, du jaune citron, agrumes à volonté.
               De retour en Bretagne après un bref séjour à Paris, Gauguin ne veut plus de
               la foule de Pont Aven, il se réfugie au Pouldu. Par jour de tempête, la mer
               lèche presque les marches de la Buvette de la plage des Grands sables.

               Aristide travaille sans relâche à la confection de son chef d’œuvre. Ses
               doigts sont parfois gourds sous les combles car l’hiver est méchant. La
               lumière du sud lui manque. Il étouffe soudain. Il pense à sa femme, tout près
               mais encore si loin, à son fils qui a presque deux ans et qu’il ne connaît pas.
               Il a raté ses sourires, ses premiers pas. Il a trop mal commencé pour pouvoir
               désormais s’imposer.
                Dès qu’il peut, il envoie de l’argent Seul le cachet de la poste sur les timbres
               donne à Bleuzenn une vague idée du chemin que son aimé a pu emprunter.
               Elle l’attend toujours, pas vraiment veuve, seulement abandonnée.

               Le goémon est fouetté par l’écume. Il marche sur les rochers, s’arrête et
               plonge sa main dans l’eau glacée d’une mare que l’océan lui a offerte avant
               de se retirer. Dans ce petit morceau de mer, il y a un monde à part entière. Le
               parfum du sel et des algues, les berniques qui pétillent, les bigorneaux
               s’accrochant à la roche froide, les petites crevettes grises, tout juste
               emprisonnées par la marée, les étrilles cherchant refuge dans les minuscules
               grottes alentours. Le fracas des vagues qui s’éloignent lui troue le cœur. Le
               vent froisse son miroir provisoire, son reflet se déforme. Il est face à lui-
               même, à un nouveau choix. Peut-être n’est-il pas trop tard pour revenir avec
               tous ses trésors en poche ?
               Vincent s'est suicidé. Théo devenu fou après la mort de son frère n'est plus
               en mesure de gérer ses affaires. Toutes ces mauvaises nouvelles accablent
               Aristide. Il a achevé son gilet, Paul reste sans voix devant l'ampleur et la
               magnificence de son travail. Il lui dit qu'il est un artiste, un artiste bien plus
               doué que bien des barbouilleurs qui séjournent sur le littoral.
               Gauguin sera le seul à voir le résultat de tant de mois de labeur, le dos voûté,
               les yeux crevés par la pénombre.
               Aristide fait ses adieux à Paul qui imagine un nouveau voyage vers les
               tropiques, Adages, l’Océanie. Une exploration nouvelle de teintes
               inconnues, ici dévoyées : curcuma, stigmates épicés, carnations ambrées.



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