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Travelling avant, ambiance kitsch romantique. Gros plan sur le feu dans
               la cheminée, la peau de bique au sol. L'étreinte langoureuse se profile.
               Une envolée de violons sirupeuse allume une lueur de désir incontrôlable
               au fond des yeux des protagonistes.
               Mais en fait, pas du tout...

               Les draps collent presque à la peau, comme un linceul. Gwen et Gaspard se
               perdent dans les plis. Refuge. Le vent s'est levé, les fenêtres sifflent, la
               cheminée grogne. Une minuscule bougie renvoie une lumière tremblotante
               sur leurs visages apaisés.
               Gwen se laisse enfin aller à une agréable torpeur.
               Tous les indices laissés par Aristide ont jalonné sa route incertaine jusqu'ici.
               Et ici, tout se sait, les rideaux frémissent sur l'inconnu qui arrive au village,
               les mots volent plus vite que les corbeaux.  On doit déjà savoir, que la fille
               de Corentin Marchadour est revenue à la maison du grand-père. Les vieux
               ont soudain la langue déliée. Toute cette histoire, elle était comme au fond
               d'un puits, puis on a remonté le seau avec toute cette eau stagnante, tous ces
               remugles de croupissant. Trop tard, Gwen...Plus moyen de reculer.
                Elle fait défiler au ralenti, l'histoire d'Aristide sous le kaléidoscope de ses
               paupières. Il est né un jour de tempête, le Aristide, un jour de 1861 qui
               décoiffait les genêts, un jour où la mer griffait les rochers, un jour de
               panique pour le sémaphore. Pas étonnant qu'il ait eu la bougeotte après tant
               d'agitation, sa boussole était affolée dès le premier jour. Il aime la rudesse de
               son pays, le froid du granit.
               Il voit Saint-Alour sortir de terre, suit le chantier, connait chaque recoin du
               transept. Pas étonnant non plus qu'il ait choisi cet endroit-là pour dissimuler
               son trésor. Son père est tailleur, respecté et respectable, lui veut apprendre à
               manier l'aiguille des brodeurs qui esquisse. Il est doué, encore discipliné, les
               commandes ne manquent pas. Il adhère à cette corporation virile, puissante
               et originale. Les doigts des femmes sont trop délicats pour l'aiguille sans dé.
               Les mains des hommes, elles, sont bâties pour ce travail solitaire et exigeant.
               Les tendances de la mode parisienne enrichissent la tradition locale.
               Aristide sent que ça le démangerait bien aussi de monter à la capitale. Trop
               de minutes pour la gamberge en tirant son fil. Mais bon, y a le temps...
               Jusque-là tout va bien, il fait tout comme il faut. Même lui veut croire qu'il a
               le pied et le cœur rivé là, à sa Bretagne. Il rencontre Bleuzenn qu'il épouse
               en 1887. Elle a le sein blanc et généreux, une chevelure de feu qui
               confirmera chez Aristide son penchant pour le mordoré. Bleuzenn ne
               parviendra pas à ancrer Aristide dans leur maison des dunes.
               Il disparaît alors qu'elle est grosse de son fils Corentin qu'il ne connaîtra
               jamais. Corentin Marchadour disparaîtra à son tour, dans l'horreur des
               tranchées en 1917. Sa dernière pensée sera pour Marie et Gwen, sa femme et
               sa fille. Les deux amours de sa vie.



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