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Elle était restée sans voix après la lecture de ce surprenant testament. Le
               notaire lui avait remis un petit coffre de marin de belle facture. Une
               enveloppe contenant la clé, une carte postale de Saint-Alour au dos de
               laquelle figurait un message d'une sobriété déconcertante :
               « Pour trouver, il faut chercher »
               Aristide avait un avantage, il avait retrouvé Gwen et sa mère et avait
               procuration sur leur vie. Anonyme dans l'agitation des années folles de la
               capitale.
               « Montparnasse, terminus, tout le monde descend ! »
               Janvier 1920, Modigliani vient de mourir, il fait un froid de canard, on met
               du papier sous les chemises pour garder le chaud. La première guerre a
               décimé une grande partie des jeunes hommes du bourg. La mère de Gwen,
               Marie, a besoin de travail.  Elle a envie d'une autre vie, loin de la mort et de
               la grisaille. Alors avec le peu qu'elle a, elle tente le tout pour le tout à Paris.
               La solidarité familiale accomplit son office et elle trouve un emploi dans une
               des nombreuses crêperies du quartier « A la Bigouden ».
               Comme dans les ports, on entend ici toutes sortes de langues inconnues :
               russe, espagnol, anglais, japonais.
               Marie est loin d'être une Bécassine naïve et comprend très vite qu'elle va
               pouvoir se faire une place dans ce quartier en pleine ébullition. Elle a bien
               fait de croire de toutes ses forces à une ère nouvelle.
               Le boulevard Montparnasse palpite, artère vivante de la création artistique.
               Ici, « on Fait la peinture », Madame, on expose pour tous les yeux presque
               dans la rue. Et on sert des crêpes dans les cafés, le jour et la nuit. Marie
               travaille sans relâche, sa fille ne la lâche pas d'une semelle. Elle peut dormir
               partout, dans le bruit, dans la fumée. Elle vit avec délices cette fête
               perpétuelle, frôle sans le savoir toutes les célébrités de l’époque : Eluard,
               Cocteau, Picasso, Dali, Brancusi.
               Elle aime la nouvelle musique qu'on appelle Jazz. Les murs ne sont plus
               blêmes mais de toutes les couleurs, sa mère malgré le travail est joyeuse et
               pétillante. Elle aime ce dépaysement quotidien, cet exotisme à domicile.
               Un petit homme japonais la fascine, il a une grosse frange noire coupée à
               tâtons et des lunettes rondes de la même couleur. Elle posera pour lui,
               comme Aristide, il aime les cheveux dorés qui s'étalent sur bon nombre de
               ses toiles de l'époque. Cet homme c'est Foujita. Gwen a quinze ans quand on
               inaugure la brasserie « La Coupole », sa mère ouvre son affaire la même
               année, avec moins de champagne. Elle a ses économies et un ami généreux
               lui a prêté de quoi commencer. Personne ne pouvait savoir que cet ami était
               Aristide. Vampire de couleurs, il ne pouvait être ailleurs à ce moment-là. Il
               ne pouvait pas rater les rouges et les bleus après avoir exploré toutes les
               facettes de son jaune. Avant de repartir pour la maison des dunes, il lui fallait
               s'assurer qu'elles ne manqueraient de rien.
               Marie parle anglais à présent, bafouille un peu de russe, mais son sourire fait
               le reste, sa petite crêperie devient la coqueluche des écrivains américains de
               l'époque. Bref tout va bien pour la beurre-sucre.

            14 - © 2019 – Lire à Plobannalec-Lesconil
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