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- Tu es grande, ma fille. Tu n'auras plus besoin des jupons de ta mère.

                   Son père. Cash.
                   Émeline en avait été bouleversée. D'autant plus qu'il pleuvait, comme aujourd'hui. À vingt-

            six ans, elle avait paru moche, les larmes diluées à la mousson, toute seule au milieu de l'écluse. Le
            mal de l'heure. Séparant le malheur en deux points de suture sous les joues.

                   Et puis, Jordan avait apparu. Mirage spectral intemporel posé d'une main doucereuse sur son
            épaule. Elle ne s'y attendait pas. Elle avait sursauté, s'était retournée, puis figée devant le sourire

            présenté telle une photo exposée en promenade. Jordan lui avait partagé sa passion pour le rock, les

            nombreux concerts auxquels il assistait. De temps en temps, il l'y invitait.
                   Mais un jour :

                   - T'es sûre de toi ? Tu sais pas ce que tu rates.
                   - Écoute, Jordan, c'est sympa ce que tu me proposes. Mais là, j'ai besoin d'une pause. Ça

            vaut pour nous deux.
                   - Le Bataclan est une salle très intimiste, et c'est pas n'importe quel groupe.

                   - Si tu y tiens tant, ça te regarde. Je n'ai pas à être forcée.

                   - On voit que tu connais pas la capitale, Émeline.
                   - N'insiste pas. Michel a besoin de moi au moulin.

                   - Ça t'avance à quoi d'aller l'aider ?

                   - À rendre le temps plus fluide, moins pressant. Comme pour nous.
                   La dernière formule de la citadine avait semblé formelle. C'était un matin de début

            novembre. Comme un fan-club se rendait à ce concert, Jordan les avait rejoints virtuellement et
            acheté deux places sans consulter. Et elle aurait eu une bonne raison de l'être. Le couple n'étant pas

            marié, faute de moyens et de créneau libre, traversait une crise.
                   Émeline avait regretté la fermeté de son geste, mais avait malgré tout laissé Jordan partir

            seul, sans l'accompagner à la gare.


                   Aujourd'hui encore, elle continue de se taire, nonchalamment concentrée sur le tuyau à

            ressouder. Elle fouille dans sa mallette à outils, à la recherche d'un tournevis, afin de finaliser les
            fixations. Hélas, elle ne trouve que son portable tombant d'une poche de son bleu. En le voyant

            ainsi, une seule barre restante de batterie, elle a un moment d'hésitation. Un laps de temps qui
            pourrait se rajouter à la solitude, tout en regardant le bonheur de dos. Elle pense appeler Jordan.

            D'ailleurs, leur selfie qui décore le fond d'écran l'en atteste. Tourner les lèvres au malheur un

            vendredi 13, un coup révélateur qui bouleverse les codes de prédilection. Obsédée par ce doute
            omniscient, Émeline ne prête attention ni au coulis de l'eau dans les canalisations de l'étage, ni au


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