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La citadine dépose son manteau au vestiaire, suivi de près par son mentor, la mine morose.

                   - On en est où des arrivées d'eau ?
                   - Normales, ma chère. On peut dormir tranquille. Le courant est étal, au bon niveau, pas un

            semblant de crue, si ce n'est qu'il est déficient au niveau du manoir. Comme ils accueillent une
            famille, ces cons... Les villageois seront toujours alimentés. Faut juste faire gaffe.

                   - Et qu'en est-il de cette histoire de nouveau matériel ?
                   - Pas eu de nouvelles. Ils auront sûrement du retard.

                   - Comme quoi, les vendredis 13, c'est toujours la merde.

                   - Je pense pas que Jordan verrait les choses du même œil.
                   Il est clair que Michel a considéré le garçon comme un fils. Avec le temps, les relations se

            sont accordées entre eux, un cadran huilé à trois aiguilles : la petite pour Émeline, la moyenne pour
            Jordan et la grande pour Michel. Bien qu'à la retraite, ce qui lui sied bien, ce dernier tient à se

            rendre utile contre la mort du temps, une peur constante capable du pire, du gel de l'eau dans les
            veines. La jeunesse lui est déjà loin, il aurait lui aussi aimé se rendre à Paris, à ce fameux concert,

            voir de la ville telle une faille éphémère des années folles.

                   Émeline enfile ses bretelles et son bleu de travail, arrange sa queue de cheval puis se dirige à
            l'étage. Une légère fuite a été signalée au niveau de la tuyauterie sous-jacente, celle qui remplit les

            canalisations souterraines cheminant vers les champs englobant le bourg. Là où les plantations de

            pommes de terre prospèrent tout comme les vergers bordant la Rance. Dernièrement, un système de
            forge a été instauré afin de purifier davantage la source. Armée de sa clé à molettes, Émeline

            escalade l’échafaudage qui mène aux tuyaux perpendiculaires à la pièce déserte.
                   - As-tu besoin d'un chalumeau ? lui crie Michel du rez-de-chaussée.

                   - Pas pour l'instant, je te remercie.
                   L'ouvrière a gardé la voix atone, incapable de répandre sa réponse au-delà. Sans doute

            l'aurait-elle répétée treize fois, à la limite de l'éreintement, sans y parvenir. Au contraire, au lieu de

            préparer le week-end, elle aurait sombré dans l'oubli. Littéralement. Engloutie par cette fuite au
            bord de l'implosion entre deux jonctions. Tandis qu'elle s'affaire au resserrement des écrous, le

            souvenir de Jordan lui revient en tête.


                   Elle sortait d'une procédure de divorce de la part de ses parents, un vendredi 13.
                   C'est depuis ce jour que le cafard lui est monté sur l'échine, avec ses pattes et ses antennes

            brûlantes, jusqu'à la rendre grise. Après trente-trois années de mariage, la routine avait tué leur

            couple. Ce besoin de liberté qui leur était normalement prescrit à vingt ans, sans ordonnance ni
            paracétamol, s'était évaporé de façon classique.


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