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N° 10                           LE MAL DE L'HEURE

                   Il pleuvait ce jour-là lorsqu'elle s'est levée

                   « Ah ! au fait quel jour sommes-nous ? » se dit-elle.

                   « Vendredi 13 ? Zut ! »
                   Elle n'aimait pas les vendredis 13 qui lui réservaient toujours des surprises.


                   Comme toujours, elle s'est servie une bonne tasse de café – fraîchement moulu –, sans dépôt

            une fois bue, en regardant par la fenêtre. Elle a contemplé la vue grandiose qu'elle avait sur l'écluse.
                   Resplendissante, même sous la pluie.

                   Émeline a hésité à appeler Jordan. Parti à Paris pour un concert au Bataclan. Elle n'a pas

            voulu l'accompagner car ce n'était pas son genre de musique. Occasion inespérée, manquée ou
            providentielle, quel terme semblait approprié, elle ne le sait pas, n'ayant pas osé le retenir.

                   Elle continue de regarder l'écluse.


                   Il est neuf heures, et le pont n'ouvre pas ses lèvres au prochain canoë de l'intime. Il n'est pas

            encore là, au rendez-vous. Ni pour les parterres de fleurs noyées sous les flaques immergeant la
            pelouse, ni pour les rares promeneurs bravant les éléments. Émeline n'a pas vu d'enfants sur le

            chemin, jusqu'ici, aucun n'a séché. Ils ne risqueraient pas, étant donné le déluge.
                   La jeune femme songe à sortir. On a besoin d'elle pour faire tourner le moulin, à l'autre bout

            du village. On prétend que la roue à aubes qu'il a conservé depuis frappe l'eau à chaque seconde et

            alimente la fluidité du temps, évite la pesanteur, tue la lenteur. Émeline s'est fait un nom en se
            postant au déversoir, de sorte qu'aucune vase ne bouche ni le canal ni l'ensemble des rouages

            récoltant le courant liquide dans leurs entrailles. Comme une meule à fromage. Faire attention à
            bien respecter le délai et le degré de fermentation. Faire attention que l'air se vide bien au cœur afin

            d'aller plus vite, ne pas finir compact.


                   Émeline est la première à franchir le ponton.

                   Du haut de ses soixante-quatorze automnes, Michel, qui l'attend sagement à l'entrée en
            comptabilisant les derniers relevés d'eau, a voulu incomber les murs tout entiers, s'imprégner du

            temps tel un tuyau respiratoire menaçant à tout moment de se serrer en étau. Veuf depuis une

            décennie, le moulin est devenu sa deuxième conquête. Autrement dit, une consolation loin d'être
            ordinaire. Même du haut de ses deux mètres, robuste, il a gardé la main à la pâte pour les conduites

            d'eau vers le bourg.



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