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Une vie pour une autre

                   Un long bâillement s’échappa de ses lèvres. La tentation de rester là, emmitouflée dans sa

            couette douillette, loin de l’agitation citadine, la rongeait de l’intérieur. Et malgré cet appel plus
            qu’alléchant, Clara prit son courage à deux mains, quitta son matelas à moitié chancelante puis

            partit déjeuner, dans un silence de marbre. Un verre de jus d’orange et un vulgaire morceau de
            brioche, voilà qui faisait l’affaire.

                   Du haut de ses vingt-huit ans, elle avait déjà acquis une indépendance financière, sociale,
            culturelle et intellectuelle, comme le lui avait répété ses parents. Désormais, elle en faisait sa fierté.

            La jeune femme avait posé ses bagages dans la banlieue parisienne, non loin de son lieu de travail.

            Son choix s’était tourné vers un appartement, ni trop délabré, ni trop faste, juste ce qu’il fallait pour
            une étudiante tout juste diplômée et dont le salaire ne permettait pas encore de s’implanter dans la

            capitale. Ce petit coin tranquille lui convenait amplement. Le loyer ne dépassait pas son budget, les
            voisins n’étaient pas spécialement bruyants, le réseau fonctionnait à merveille. De quoi pouvait-elle

            se plaindre ?
                   En ce vendredi 13 mars, Clara voulut changer ses habitudes, corser, ne serait-ce qu’un poil,

            ses automatismes du quotidien. Alors elle opta pour un ensemble tailleur vert pomme, qu’elle

            n’avait jamais sorti du placard depuis son achat. Étonnement, le tissu n’avait pas trop vieilli.
            Aucune tâche ne salissait la splendeur de la parure, aucun trou ne venait gâcher la qualité de l’étoffe.

            C’était comme si la tenue datait de la veille. Intemporelle.

                   Un sourire mélancolique étira ses lèvres vermeilles. Ces quelques vêtements représentaient
            bien plus que du matériel, bien plus que ce que la plupart des gens voyaient. Uniques vestiges de

            son dernier chalandage avec elle, Clara sentit son cœur se réchauffer en les ressortant enfin de ce
            vieux meuble décrépit. La valeur sentimentale qu’elle y accordait dépassait ce à quoi elle s’attendait

            en décidant de les porter. C’était sans doute pour cette raison que Clara les avait rangés au fin fond
            de son armoire, cachés derrière des tonnes d’autres accessoires. Ils avaient disparu, volontairement

            effacés de son champ de vision. Parfois, pour se protéger, il était plus simple d’enfouir les

            décombres du passé sous un amas de babioles inutiles. Pour fuir une réalité trop ignoble, trop
            difficile à accepter, il s’agissait sûrement de la meilleure stratégie.


                   Tandis qu’elle se dirigeait vers les portes de l’ascenseur, Clara se décida finalement à

            descendre les escaliers. Cinq étages, ce n’était pas rien, mais elle tenait à marquer le coup, à casser
            la routine. Dans un élan de détermination peu commun, la jeune femme se mit à dévaler les marches.

            Elle courait à vive allure, quitte à réveiller tout le voisinage avec le brouhaha que créait ses talons

            en frappant le sol. Une fois atterrie au rez-de-chaussée, ses jambes allèrent d’elles-même en
            direction de la boîte aux lettres. Une vieille manie que Clara exécutait chaque jour, de peur de rater

            une grosse nouvelle. Question d’expérience.


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