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Une vie pour une autre
Lorsque Clara atteignit finalement le petit parking d’à peine vingts places, elle s’engouffra
aussitôt dans sa clio rouge achetée d’occasion. Elle ne prit même pas le temps de souffler qu’elle
partait déjà vers l’endroit où elle reposait. Chaque fois qu’un vendredi 13 s’esquissait dans son
calendrier, elle se sentait obligée d’y aller. La sépulture l’appelait, hantait ses nuits comme un
spadassin vengeur. Elle se devait de préserver sa mémoire, d’honorer chacun des instants partagés
avec Alina. Le poids du souvenir était souvent bien trop lourd pour ceux qui restaient, pour ceux qui
étaient condamnés à ressasser le passé sans jamais pouvoir interférer. Les morts poursuivaient les
vivants malgré eux.
La fenêtre ouverte, l’enceinte branchée sur le dernier album des Foo Fighters, Clara
s’approchait peu à peu de l’endroit tant redouté. Chaque minute qui passait devenait un calvaire
qu’elle ne se pensait pas capable de surpasser. Chaque seconde qui s’écoulait rongeait un peu plus
sa conscience. Le temps se transformait en un fardeau dont elle avait hâte de se débarrasser. Cette
confrontation représentait son tout premier pas vers une reconstruction. Et lorsque le panneau
« cimetière » se hissa le long de la route, elle sut qu’il était temps de s’élancer.
Lorsqu’elle dépassa les grilles de l’ossuaire, un nœud se forma aussitôt dans sa gorge. Ses
entrailles la faisaient atrocement souffrir, comme si des souris grignotaient ses intestins. L’angoisse
montait, tout autant que l’appréhension et le chagrin. Le chagrin l’inondait depuis des années, sans
jamais lui laisser un instant de répit. La tristesse séjournait toujours là, quelque part, au plus profond
de son être et elle attendait vicieusement dans l’ombre. Elle patientait jusqu’au bon moment pour
mieux la foudroyer. Le deuil, cette rude épreuve par laquelle chaque survivant se devait de passer,
ne lui avait jamais rien offert de plus que de la désolation. Clara avait parfois cette impression de
n’être qu’un corps, qu’une coquille vide dénuée de libre arbitre ou de volonté. Les vendredis 13 ne
lui réussissaient guère.
Le soleil ne faiblissait pas malgré la pluie et les nuages récalcitrants. Le chemin principal
amena vite Clara à la stèle de son ancienne complice, où une photo s’érigeait fièrement. Ce n’était
rien qu’un petit cadre, sûrement déposé par ses parents peu de temps auparavant. Le cliché était tout
simplement magnifique, sans filtres, sans retouches. Alina souriait de toutes ses dents devant son
assiette de makis bien remplie. C’était comme si elle incarnait la définition même du mot « joie »,
comme si sa présence à elle seule suffisait à illuminer ce monde amer. Après avoir fermé son
parapluie aux teintes sombres, Clara vint s’asseoir en tailleur, juste devant la tombe. Son regard
accablé croisa celui d’Alina, qui semblait aux anges. Une brise légère refit de nouveau surface,
chatouillant le visage de la jeune femme. Était-ce là un signe, une manifestation de la défunte
enterrée juste là, à quelques mètres ?
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