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Entre les jeunes femmes, les relations se dégradèrent par petites touches, comme
autant de petits accros qui, observés un à un, demeurent insignifiants mais au final
rendent le tissu de la vie fragile et prêt à se déchirer.
La charge de travail de Gisèle s’accentua et les moments de loisirs furent réduits à
peau de chagrin. Il en fut de même pour les sorties du dimanche après-midi. Petit à
petit, les jumelles s’adressèrent à elle de façon moins amicale, plus détachée, parfois
dédaigneusement.
Ce fut Madame Senelonge qui lui fit clairement comprendre que les moments
d’insouciances touchaient à leur fin, lors d’un repas dominical, en rappelant à Gisèle
sa place de domestique et non de troisième de leur fille. A compte de ce jour, les
jumelles furent de moins en moins complices avec elle et en quelques mois la traitèrent
davantage comme leur domestique plutôt que l’amie qu’elle avait été. Gisèle en
éprouva de l’amertume et ses sanglots nocturnes mirent longtemps à s’apaiser.
Le coup de grâce fut donné à Gisèle l’été suivant. Léonie étant devenue trop âgée
pour tenir seule la maison, Gisèle demeura avec elle lorsque les jumelles partirent en
bord de mer. Néanmoins, elle fut obligée d’aller la veille à la maison de Berck pour
l’aérer, garnir le garde-manger, préparer les couchages et tout mettre en ordre pour
que le séjour des jumelles soit le plus confortable possible, avant de repartir à Paris le
cœur gros.
Lorsque les jumelles rentrèrent de leur séjour, Gisèle fut obligée d’écouter et de
s’enthousiasmer des anecdotes qu’elles partagèrent avec leurs parents. Elle pleura
beaucoup cette nuit-là. Quelques semaines plus tard, lorsqu’elle accompagna toute la
faille à Berck, elle put enfin profiter un tout petit peu du bord de mer. Mais elle fut
obligée de rester à sa place de domestique, tandis que les jumelles fréquentaient le
gratin des jeunes gens fortunés. Elle se contentait de grappiller quelques instants pour
se promener seule le long de la plage. Le temps de l’insouciance était fini pour Gisèle
tandis qu’il se poursuivait pour les jumelles.
Pendant deux ans, Gisèle put profiter du bord de mer de façon épisodique. La veille
des séjours des jumelles, elle se rendait à Berck où elle disposait de la maison de
vacances pour elle toute seule, aérant, frottant, époussetant la belle endormie pour les
beaux jours d’été. Elle se laissait à penser qu’elle en était la propriétaire et que rien ni
personne ne pourrait lui ôter ce plaisir éphémère. Puis pendant le séjour familial, quand
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