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une à une toutes les couches du regard. Marie-Claire elle-même paraît saisie, avale sa salive,
               ne sait quoi dire ; Monique, toujours d’un an plus jeune que son âge, ne sait quoi faire ; Béa

               sait toujours ce qu’il faut faire, ce qu’il faut dire, les deux sœurs font l’écho :
                      -   On le lui dit ? on le lui donne ?

                      -   Oui c’est le moment.

                      -   Le moment.
                      -   Jeanne est venue juste après ton départ cet après-midi. Elle t’a cherchée à la gare.

                      -   Jeanne c’est sa fille.
                      -   Elle a appelé sa fille Jeanne.

                      Béa s’adresse à Marie-Claire à l’intention de Monique, qui se tourne vers Jeannine, et

               chacune comme au théâtre feint de ne pas entendre ce que tout le monde entend. Monique se
               lève, prend quelque chose sous l’urne de carton, quelque chose comme un cahier d’écolier, un

               de ces cahiers que les pensionnaires achetaient à la procure.
                      -   C’est pour toi Jeannine, c’est Jeanne qui,

                      -   c’était dans les D.A.

                      -   Les directives anticipées.
                      -   Elle écrivait en cachette.

                      -   Sous ses draps le soir.
                      -   Chaque soir.

                      Jeannine tient dans ses mains le cahier à couverture bleue, un bleu d’autrefois, bien vif
               au centre de la page, un peu éteint sur les bords. Le temps a tiré sur les trois points de couture,

               un peu gonflés ; le fil blanc est à peine relâché mais tient bon encore. C’est un cahier Lutetia.

               Le mot Lutetia est écrit en caractères anguleux, avec des ligatures raides et obliques, une
               police qui serait à la fois gothique et italique ; sous le mot Lutetia, dans un double cercle, le

               dessin naïf d’un bateau sur une mer à peine évoquée, une caravelle à gros ventre dont les trois
               mâts touchent les étoiles. Elle n’en finit pas d’envisager le cahier que tous les regards

               s’efforcent d’ouvrir, tous les regards sauf celui de Jeannine qui ne lira jamais plus loin. Les
               quatre lignes sous le dessin lui suffisent et lui suffiront pour toujours.




                      Elle attendait sur le quai. Elle repensait à cette dernière soirée passée avec ses amies, à
               sa liberté illimitée, à toute la vie nouvelle, au cahier bleu qui sera détruit. Ses pensées furent

               interrompues par l’arrivée du train. La porte s’ouvrit, elle mit un pied sur la première marche,

               leva la tête pour mieux entendre l’annonce dans les hauts parleurs :



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