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-   Tu as manqué ton train ?
                      Même réponse.

                      -   Reste chez nous, reprends ta chambre, pose tes affaires, on va dîner, tu vas nous
                          raconter, on appelle Béa.

                      -   Et ta valise ? tu l’as laissée en gare ?

                      -   Non … oui.
                      -   Installe-toi, tu es chez toi.

                      Monique et Marie-Claire échangent une petite moue en entrant dans la cuisine. Restée
               seule au salon, Jeannine commence le tour des photos de famille dispersées sur les meubles et

               accrochées aux murs, les bras fermement croisés. Elle les observe avec cet air particulier des

               gens qui regardent quelque chose en pensant à autre chose, qui se retiennent de regarder ce
               qu’ils ont vu du premier coup d’œil et qu’ils détailleront plus tard. Monique n’apparaît nulle

               part, il ne s’agit que de la famille de Marie-Claire sur décor asiatique, au Laos peut-être. Sur
               une commode, des portraits de tailles diverses sont posés, diversement inclinés, dans des

               cadres de bois verni chantournés, tous les visages sont magnifiques, les yeux brillent. Elle

               revoit la foule de tout à l’heure devant la gare, patiente et grave devant les portes vitrines, le
               visage à peine levé, éclairé de l’ouest, croit entendre de nouveau la détonation, secoue son

               regard qui se réajuste. Un stylo bille traîne là avec son bloc de papier.
                      La sonnette fait irruption, le stylo de Jeannine sursaute, Monique s’empresse à

               l’interphone, entrouvre la porte,
                      -   monte Béa

                      et à l’adresse de Jeannine assise de profil au salon,

                      -   c’est Béa.
                      On l’entend répéter à Marie-Claire restée à la cuisine,

                      -   c’est Béa.
                      Béa se glisse sans ouvrir entièrement, prend un cintre sur le portant pour son manteau,

               redonne d’un geste du volume à sa coiffure.
                      Cinquante ans après elle est toujours la plus belle, la plus expérimentée, superlative en

               tout, sûre d’elle, attirante. On ne pouvait s’empêcher de se conformer à ses gestes, ses

               vêtements, ses avis, et quand elle parlait on était plus attentif à ses lèvres qu’à ses paroles.
               Elle était entrée au pensionnat en classe de terminale, bousculant les habitudes des anciennes

               et réinitialisant le réseau des amitiés. Elle arriva quelques jours après la rentrée, pendant

               l’étude du soir, juste avant le dîner.



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