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cadre… Tout était prétexte à moqueries de leur part, dont ce jeune enseignant
               inexpérimenté faisait les frais. Elles ne juraient que par Camus, Sartre ou Senghor…

               et ce dernier, elles le reconnaissaient maintenant, tout aussi complexe que les
               nombres du même nom. Bien sûr leurs découvertes littéraires les avaient marquées,

               continuaient à les habiter et ce fut le prélude de leur voie professionnelle. Amina était

               documentaliste, Julie courait les cachets en tant que comédienne, Lucie animait des
               ateliers d’écriture en collège et lycée. Quant à elle, elle tentait l’agreg de français

               pour la troisième fois…

               Toutes trois étaient venues la chercher à la gare. « Cette fois, ça se passe chez moi,

               avait dit Lucie. Romu est à la campagne chez ma mère avec les enfants ! » Elles

               avaient applaudi des deux mains devant la perspective d’un champ libre de toute
               intrusion familiale ! Les souvenirs de leur époque lycéenne alimentaient le plus

               souvent ces retrouvailles le temps d’un week-end prolongé. Parenthèse sans
               contraintes, ni responsabilité ni horaires. Et toujours les mêmes rituels. Jour et nuit

               se confondent, elles occupent le salon, qui vautrée sur le canapé, qui sur le tapis
               moelleux, la tête sur un coussin ou des genoux accueillants et, bien sûr, le bar à

               portée de verre. Et pourtant, ces journées lui avaient laissé un goût amer. Elle

               essayait, devant le café qu’elle avait commandé, d’en trouver l’explication. Ses amies
               étaient confortablement, on pourrait même dire bourgeoisement, installées dans la

               vie et en fait se comportaient comme des enfants gâtés. Elle s’était un peu forcée à

               rire des plaisanteries habituelles, notamment au sujet de leurs maris respectifs. Ne
               contribuaient-ils pas largement à leur insouciance matérielle ? Ces week-ends

               évoquaient le dicton : « quand le chat n’est pas là, les souris dansent », pas très
               conformes au féminisme affiché. Elle mesurait tout à coup ce qui les séparait. Cette

               légèreté tranchait avec certaines aspérités de sa vie à elle. À bientôt trente ans, elle
               vivait toujours en colocation et sa vie amoureuse n'était pas des plus stables. En

               revanche, elle ne manquait pas d’occasions de sorties culturelles ou simplement

               récréatives !

               Peut-être était-ce aussi le rêve de la nuit dernière qui avait alimenté ce malaise qui

               persistait jusqu’à maintenant… Certaines images lui revenaient à l’esprit. Elle
               pénétrait dans un genre de maison troglodyte, comme il n’y en a pas très loin

               d’Angers. Des guirlandes lumineuses facilitaient l’accès à une grande pièce, antre ou

               ventre protecteur et accueillant. Elle distinguait deux personnes autour d’une table et

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