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Dans son crâne l’évocation enchantée de leurs soirées délirantes quand, une bombe de
               peinture dans chaque main, elles rasaient les murs de peur d’être reconnues, déclenchaient des

               gémissements de rage. Victoire, alias Saphir, leur avait fait un jour découvrir l’univers du
               street-art et les filles avaient trouvé dans l’art du tag un moyen d’exprimer leur révolte

               féminine. Rien de grandiose bien sûr, ce n’étaient que de petits graffiti, elles n’avaient ni

               l’habileté ni les moyens de décorer des murs entiers. Victoire aidait Rosemonde à
               confectionner des pochoirs représentant des caricatures d’elles-mêmes : des filles qui tiraient

               la langue, montraient leur culotte, faisaient des doigts d’honneur tandis que Morgane et
               Marine signaient JASO en lettres rouges et accompagnaient leurs tags de légendes

               provocatrices. Elles s’amusaient avec plus ou moins de bonheur à détourner des proverbes,

               des citations de grands écrivains, ou même des versets bibliques : « Il faut cultiver son
               féminin, Carpe et flemme, L’habit ne fait pas la femme, Fille qui roule boit sa mousse, Le

               mec ne fait pas le bonheur, Aimons-nous les unes les autres etc… » Ainsi, le soir à la frontale,
               elles ornaient les boites aux lettres, poteaux, ou marches d’escaliers des alentours. Morgane,

               conciliante et conquise, s’était laissé entraîner avec délice dans ces échappées nocturnes.

                       Non, mais quelles garces ! Elle voulait les insulter, les rabaisser, que le monde entier
               apprenne leur trahison. Fébrile, ses pieds pilonnaient l’asphalte, ses bras fouettaient l’air

               comme une marionnette désarticulée. Comment avaient-elles su ? En grandissant Morgane
               avait développé un toc : la peur des microbes. Vers l’âge de treize ans, elle avait commencé à

               se laver les mains de plus en plus souvent. Sous la douche, elle astiquait vigoureusement son
               corps avec une loufa qui laissait sa peau rouge et irritée. Les cours de SVT n’avaient pas

               arrangé les choses. Quand elle avait découvert sous l’œil du microscope tout un univers de

               petites bestioles : des bactéries, des amibes, des germes, elle s’était mise à laver tous les fruits
               avec une petite brosse avant de les peler. Elle rinçait systématiquement son verre avant de se

               servir à boire, en essuyait le bord après chaque gorgée, et ne mangeait jamais le bout de pain
               qu’elle avait tenu dans ses doigts. Bien entendu elle n’acceptait ni bisous ni caresses.

               D’ailleurs elle avait inventé pour ses amies une autre manière de dire bonjour : elles se
               tapotaient le bout des doigts et ce geste discret les liait comme les adeptes d’un rituel.

               Morgane leur avait caché cette phobie, heureusement lors de leurs équipées nocturnes la

               peinture fournissait un prétexte idéal pour enfiler masque, cagoule et gants. Elle s’habillait de
               blanc et ne portait que du coton qui avait l’avantage de pouvoir bouillir ou de passer à la javel.

               Elle n’aimait pas les insectes non plus, alors quand la prof d’arts plastiques leur avait proposé

               un stage de BD fin juin avec un hébergement sous tente, elle avait hésité. Mais l’enthousiasme
               de ses amies avait fini par la convaincre. En apprenant qu’une station du RER se trouvait à

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