Page 140 - tmp
P. 140

Marine n’aimait ni le bleu, ni la mer. Depuis sa naissance elle avait baigné dans un
               univers saturé de bleu. Sa mère collectionnait les objets bleus qui, pensait-elle, amenaient paix

               et sérénité dans une maison : des flacons de verre, des bougeoirs, des aquarelles. Les rideaux,
               les couettes et les tapis aussi étaient bleus ! En outre elle haïssait les vacances en bord de mer

               où elle s’ennuyait à mourir. « Rester allongée en plein soleil, quelle barbe ! J’ai passé l’âge de

               faire des pâtés de sable ! » Par bravade elle portait des pulls over-size bariolés, et enserrait ses
               cheveux blonds dans un bandeau rouge.

                      La mère de Rosemonde trouvait ce prénom rare et chic mais sa fille en détestait la
               consonance médiévale et rétrograde : « Non mais sérieux, pourquoi pas Cunégonde pendant

               qu’ils y étaient ? » Avachie dans le canapé gris du salon, la mine éternellement boudeuse,

               Rosemonde marquait son refus d’appartenir à un monde sans émotions, où tout ne s’exprimait
               qu’en termes de pertes et profits. Tirée à quatre épingles, sa mère soupirait devant ses T–

               shirts trop courts et ses jeans déchirés.
                      Quant à Victoire : « Franchement peut-on faire plus ridicule ? » En voulant lui donner

               un prénom radieux sa mère l’avait condamnée à supporter quolibets et moqueries. Mortifiée,

               elle s’était résolue à surnommer sa fille Vicky, mais ce nom de petite fille coquine digne
               d’une série télé américaine ne convenait plus à Victoire. Elle arborait une coupe de cheveux

               courte, d’un noir de corbeau avec une mèche blanche qui lui couvrait le visage, et un piercing
               dans le nez. Pour cacher une silhouette étoffée elle enfermait son corps dans des vêtements

               sombres ne laissant entrevoir qu’un petit serpent tatoué sur sa nuque. Toujours un feutre au
               bout des doigts – elle lisait des BD en grignotant des chips depuis son plus jeune âge – elle

               dessinait des mangas dont elle tapissait sa chambre ou qu’elle postait sur Tik Tok.

                       Morgane avait cessé depuis longtemps d’aimer ce prénom de contes de fée qui l’avait
               ravie quand elle était enfant, mais qui en grandissant lui paraissait mièvre et

               insignifiant : « Vous imaginez, presque un nom de bagnole, ça me débecte ! »
                      Passionnées de géologie, il faut dire que le remplaçant du prof de SVT était mignon et

               sympa, elles s’étaient données des prénoms de pierres précieuses : Morgane avait choisi Jade,
               Marine se faisait appeler Agate, Rosemonde préféra Opale et Victoire, qui, contrairement à

               Marine aimait le bleu de la nuit devint Saphir. C’est ainsi qu’utilisant la première lettre de

               leurs pseudos elles devinrent JASO. L’espiègle, la solitaire, la rebelle et la discrète formaient
               un joli quatuor dans lequel le cœur effacé de Morgane avait enfin trouvé l’harmonie.

                      Non, non, non ! Ces mots, qu’elle se répétait comme une litanie, scandaient les pas qui

               la ramenaient vers le centre de vacances. La sueur qui ruisselait de son front lui brûlait les
               yeux telle une coulée d’injures, des éclairs de rancune rougeoyaient au creux de son ventre.

                                                            3
   135   136   137   138   139   140   141   142   143   144   145