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Le jour de son départ en train pour rejoindre Bixente, elle venait de quitter ses amies
               de promotion. Elle les avait réunies pour leur annoncer son prochain mariage et sa

               décision de partir s’installer à Buenos-Aires avec son fiancé où son travail l’attendait.
               Lorsqu’elle leur annonça cette nouvelle, elle fut surprise par leurs moues soucieuses

               et chagrines. Etaient-elles jalouses ? Envieuses ? Craignaient-elles pour leur amie la

               déception, le danger ?
               « Tu étais sa marraine. Très bien. Mais cet homme est un aventurier ! Il ne me dit

               rien qui vaille.
               - Quelle chance tu as. Visiter le monde ! Mais attention au voyage ! J’ai entendu dire

               que la traversée en bateau était très risquée. Trois semaines sans confort ni

               nourriture correcte.
               - Comment ! Toi, tu oublies toutes nos discussions de suffragettes ! Tu renonces à

               ton indépendance et à ta carrière ici. Tu nous quittes pour un pauvre garçon de
               province qui n’a que son certificat d’études. Je ne te comprends pas.

               - Et ta pauvre mère, tu la laisses toute seule ? »



               Suzanne se souvint qu’arrivée sur le quai de la gare, troublée par les propos de ses

               amies, elle avait tenté de se rassurer en caressant au fond de la poche de son
               manteau la lettre de Bixente. Elle contenait le ticket de traversée du bateau qui les

               ferait rejoindre Buenos Aires en embarquant à Bordeaux. Elle était accompagnée
               d’un billet tendre. La saveur de cet amour naissant et prometteur l’avait réconfortée

               un moment. Ils auraient juste le temps de réunir leurs proches et de se marier avant

               de partir. Dans l’autre poche, elle avait glissé le journal du jour qu’elle n’avait pas eu
               le temps de lire. Elle l’avait déplié. Un gros titre barrait la première page : « naufrage

               de l’Utopia au large de Lisbonne, 349 morts ». La confusion s’était emparée d’elle.
               Son cœur palpitait, ses mains devenaient moites. Le train était entré en gare. Elle

               s’était accrochée à la rampe du wagon et avait trouvé la force de mettre un pied sur

               la première marche.
               Maintenant, elle cherchait à se lever de sa civière. Elle se rappelait qu’elle avait dû,

               impuissante, laisser le train s’ébranler vers Bordeaux sans pouvoir réagir. A cet
               instant, elle éprouva un frissonnement de tout son corps. Une image restée gravée

               au fond de sa mémoire lui revint. Une grosse dame à la poitrine généreuse avait bien

               failli l’écraser en descendant du train. Elle portait un camée en médaillon. Cette
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