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A force de sagesse studieuse, elle avait obtenu une bourse. Fière d’avoir participé
               aux manifestations des suffragettes pour le droit de vote des femmes, elle rêvait d’un

               avenir dégagé des préjugés de son époque. Elle voulait être économiquement libre
               grâce à son travail, secourir sa mère devenue veuve de guerre trop jeune, quitte à

               rester célibataire.

                Il était impressionné par cette intellectuelle parisienne mais il estimait qu’il menait
               bien sa vie. Il lui racontait son existence d’avant-guerre, ses nombreux voyages entre

               l’Amérique du Sud et le Pays basque. Le droit d’aînesse qui régissait alors cette
               région impliquait que de nombreux jeunes gens s’expatrient et tâchent de « faire

               fortune aux Amériques ». Il avait monté une activité d’import-export de vins de

               Bordeaux et de viande de la pampa argentine qu’il comptait bien reprendre
               maintenant quand les armes se seraient tues. Il lui avait proposé de l’épouser et de

               repartir là-bas avec lui. En réalité, il n’était pas rare que les filleuls épousent leur
               marraine. Le « devoir patriotique » se transformait souvent en une relation amicale,

               voire plus, au cours des années de guerre. D’ailleurs, les marraines subissaient les

               influences de plus en plus pressantes de la société et de l’Eglise. Ne devaient-elles
               pas consoler ces enfants de la patrie, meurtris par la guerre, retourner à leur foyer,

               leur place traditionnelle, se marier, et ainsi repeupler la France ?
               « Il ne manque pas ni d’imagination ni de caractère » se disait-elle. Elle aimait son

               audace. Elle était prête malgré ses réticences au mariage à prendre des risques
               avec lui, rien que pour se sentir vivre, élargir son horizon et mettre en pratique ce

               qu’elle avait appris. Même si elle sentait confusément que s’unir à lui la ferait sortir

               du chemin qu’elle s’était fixé. A l’Ecole, elle se surprenait à rêver de Buenos-Aires,
               un ailleurs bien plus excitant que celui de la province française dont elle était issue.

               Pourquoi ne pas y faire fortune ensemble ?
               A l’aumônerie de l’Ecole, elle demanda au prêtre de l’éclairer sur l’une des choses

               qui la tourmentait : « Mon Père, je vois le mariage comme l’union des cœurs et des

               âmes dans l’intimité de chaque jour. Qu’en sera-t-il si j’épouse mon filleul par
               « devoir patriotique » ? Le privilège de l’amour et du plaisir sont-ils réservés aux

               seuls époux amoureux ? ». Le prêtre fut surpris par sa franchise et leva ses
               scrupules. Dès lors, Suzanne accepta d’épouser Bixente sans avoir encore éprouvé

               ni dans sa chair ni dans son cœur des élans d’amour irrésistibles.



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