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—  Bien… ? À vrai dire, Marion se sentait plus bizarre qu’autre chose.
                   —  Vous êtes entrée dans cette bibliothèque. Et vous  y êtes restée,  ajouta Mr Ohm en

                      levant un index satisfait.
               Le mot bibliothèque ne produisait plus le moindre tressaillement dans sa poitrine, se dit

               Marion en acquiesçant. Prudemment, elle tourna son regard vers les étagères du thérapeute.

               Les livres y étaient rangés par taille. Sur chaque niveau, les volumes formaient un escalier
               descendant de gauche à droite. Elle attendit la bouffée d’angoisse, qui ne vint pas.

                   —  Vous souvenez-vous de ce que vous avez vu, dans cette bibliothèque ? questionna Mr
                      Ohm en plissant les yeux.

                   —  Des livres ? hasarda Marion. Elle voyait distinctement Marhuète assise en tailleur, un
                      gros volume ouvert sur ses genoux.

               Mr Ohm hésita. Puis il croisa les mains sur son bureau et hocha la tête d’un air rassurant.

                   —  Très bien Madame Cosse. Je crois que nous en avons bel et bien terminé.
               Marion se leva et défroissa sa jupe. Elle sentait vibrer en elle la certitude que sa phobie s’était

               envolée. Elle se planta néanmoins devant la bibliothèque fournie de Mr Ohm, pour en être

               sûre.  Une ou deux minutes passèrent tandis qu’elle guettait le serrement familier dans sa
               poitrine : rien. Elle se tourna vers Mr Ohm et pour la première fois, il la vit sourire. C’était

               comme si l’on avait allumé son visage de l’intérieur. Il accueillit avec un flegme calculé ses
               remerciements empressés, tandis qu’elle gardait sa main dans les siennes.

               Lorsqu’elle fut partie, il inspira profondément et s’installa sur la méridienne qu’elle venait de
               quitter. Dans la pièce  flottait encore le parfum  aux accents de rose  de cette patiente

               particulière. La première fois qu’elle s’était présentée, ses yeux vairons l’avaient perturbé au

               point qu’il avait eu du mal à débiter son discours pourtant bien huilé sur ses méthodes. Il avait
               dû avoir  recours  —  il en avait honte à chaque  fois qu’il  y  repensait  —  à des images  peu

               orthodoxes (n’avait-il pas évoqué des passages secrets, des tapis… ?) Marion Cosse l’avait
               écouté sans l’interrompre en le fixant avec attention de son regard dissymétrique.

               Rodrigue Ohm se remémora le soulagement et la joie de Marion sortant de son cabinet un
               moment auparavant. Le problème qui l’avait amenée chez lui était réglé : elle n’aurait plus

               jamais peur des bibliothèques.  Il sentait  néanmoins  le remords lui  mordiller le ventre.

               N’aurait-il pas dû révéler, qui plus est à une biographe, le trauma à l’origine de sa phobie ? En
               pareil cas, sa déontologie lui commandait de le faire. Pourtant, il n’avait pas mentionné la

               photo que Marion lui avait décrite d’une voix  monocorde mais  qu’elle avait  oubliée sitôt

               réveillée. Un cliché sur lequel figurait sa mère, enceinte et souriante, enlacée par un homme
               moustachu que Marion  avait dit  ne  pas connaître. Un homme dont  l’identité ne  faisait


                                                    Biographie de l’oubli                                6
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