Page 131 - affiche-plume-2020.indd
P. 131

Il lui prit la main sans attendre sa réponse, l’entraînant dans un coin de la pièce où une porte
               qu’elle n’avait pas vue s’ouvrit face à eux.

               Elle découvrit  une étendue de  gazon impeccable, traversée par une allée qu’encadrait de
               grands buis taillés en hélice. Tout au bout, Marion distinguait une maison cossue en pierres

               dorées dont les ouvertures régulières, à l’étage, surmontaient de grandes porte-fenêtres. Sur la

               terrasse cernée de balustrades, une petite fille sautillait en chantant une comptine. « Il était un
               petit homme, piruette, cacahuète »… Marion reconnut cette façon particulière d’articuler les

               ou en les transformant en u pointus. Ses camarades s’en étaient beaucoup moqués, ce qui lui
               avait valu ce surnom, Marhuète. Cette petite fille aux yeux vairons qui chantonnait au soleil,

               c’était elle, à sept ans.
               Marion s’approcha de la terrasse avec la sensation de flotter. Marhuète continuait à fredonner,

               tout en jouant à une marelle imaginaire. Elle s’interrompit brusquement en entendant un

               crissement de pneus sur l’allée. Une voiture à la carrosserie vert sapin venait de s’arrêter au
               pied des marches de la terrasse. Un jeune homme corpulent aux moustaches fournies en sortit.

               Marion ne pouvait détacher ses yeux du visage de cet homme. Le connaissait-elle ? Pendant

               que son esprit retournait cette question, Marhuète disparut à l’intérieur.
               L’instant d’après, Marion se tenait sur le seuil  d’une pièce sombre donc elle distinguait à

               peine les murs tapissés de livres. « Bibliothèque », pensa-t-elle, et la main glaciale de l’effroi
               lui empoigna la nuque. Sortant de sa torpeur, elle fit demi-tour et se propulsa dehors. Dans le

               fond du jardin, elle retrouva l’appartement par lequel elle était arrivée, qu’elle traversa
               comme une flèche jusqu’à l’entrée. Cette fois, la porte s’ouvrit. Sur le palier du 4 ème  étage,

               Marion sentit son cœur s’apaiser. Elle respira profondément, trois fois.

                   —  Nous allons en rester là pour aujourd’hui, suggéra le thérapeute d’une voix douce. À
                      quel étage étiez-vous exactement, cette fois ?

                   —  Au quatrième, je crois.
               Marion eut un rire surpris.

                   —  Très bien. Cela signifie que vous en avez probablement terminé avec votre père, au
                      5 ème .  Vous faites des  progrès considérables.  Je pense qu’une ou deux séances

                      supplémentaires devraient permettre de vous soulager.

                   —  Vraiment ? articula Marion d’une voix pâteuse.
               Ces séances avaient tendance à l’épuiser. Elles généraient aussi une forme de frustration car

               elle n’en voyait pas l’efficacité. Marion souffrait d’une pathologie peu commune : la phobie

               des bibliothèques. Pour être exact, cette phobie s’étendait désormais à tout espace garni de
               livres,  y compris les librairies.  Son métier de biographe nécessitait qu’elle se documente

                                                    Biographie de l’oubli                                2
   126   127   128   129   130   131   132   133   134   135   136