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N° 112                      Biographie de l’oubli



               Elle avait eu maintes fois l'occasion d'être appelée pour des soins urgents au 32, avenue du

               manoir, 5 ème   étage, porte gauche. Mais ce matin-là, fatiguée par une nuit d'insomnie, elle
               s'arrêta au 4 ème  étage, et frappa porte gauche. À peine s'était-elle aperçue de son erreur, qu'une

               voix résonna dans la pièce du fond : « Enfin ! Je vous attendais ».

               Debout dans le hall, elle hésita un instant — la porte venait de se refermer derrière elle avec
               un claquement sec — avant de faire volte-face. En posant la main sur la poignée, elle nota sa

               forme étrange en tête de sphinx, puis constata, perplexe, que la porte ne s’ouvrait plus. Tandis
               qu’elle scrutait l’encadrement à la recherche d’une explication (un système de sécurité ?), la

               voix résonna de nouveau dans son dos :
               « Par ici, voyons, dernière porte à gauche ! »

               Résignée, Marion avança dans le couloir faiblement éclairé. Seules les poignées des portes

               luisaient d’un éclat doré. Pour ce qu’elle en voyait, toutes avaient cette forme de sphinx.
               Devant la dernière porte à  gauche,  elle n’eut pas le temps d’hésiter : celle-ci s’ouvrit

               brusquement. Un homme très grand, dont elle distinguait mal les traits, s’écarta pour la laisser
               entrer.  Son estomac se serra furtivement. (Avait-elle peur ? Non, décida-t-elle). Elle fit

               quelques pas dans la pénombre de la pièce.
               L’homme referma la porte derrière elle et Marion se demanda brièvement si celle-ci aussi lui

               résisterait, le cas  échéant. Son corps était curieusement mou et tranquille.  Dans la pièce

               flottait une odeur d’after-shave vaguement familière. Elle s’assit sur un fauteuil qu’elle
               n’avait pas vu l’instant d’avant. Le géant prit place en face d’elle.

                   —  Comment vas-tu, Marhuète ?

               Quelque part dans ses souvenirs, quelque chose frétilla.
                   —  Je m’appelle Marion, déclara-t-elle d’un ton mal assuré.

                   —  Pour moi tu seras toujours Marhuète, répondit-il et au son de cette voix prononçant de
                      nouveau ce sobriquet, le quelque chose s’étira et remonta, ploup ! à la surface de sa

                      conscience.
                   —  Papy ?… Son visage apparaissait de plus en plus distinctement à présent.

                   —  C’est bien moi, oui. J’ai pensé qu’une petite visite pourrait te faire du bien.

               Une vague de chaleur balaya le corps de Marion de haut en bas. Ce grand-père qu’elle aimait
               et craignait tout à la fois, pourquoi déjà ? Elle ne s’en souvenait plus.

                   —  Viens avec moi, retournons dans ma maison d’autrefois, tu veux bien ?


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