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débardeur usés, était debout sur un tabouret. Occupée à fouiller dans un placard, elle jetait des
               coups d’œil furtifs par-dessus son épaule.  Marion la vit s’emparer d’une  plaquette de

               chocolat, qu’elle cacha sous son tee-shirt avant de redescendre de son perchoir.
               Marhuète sortit de la cuisine et emprunta un long couloir. Marion ne pouvait détacher son

               regard de cette petite fille,  dont elle reconnaissait les jambes maigrelettes  et  les épaules

               osseuses, qu’elle avait si souvent vues en photo et qui étaient toujours source d’étonnement
               —  désormais,  à vingt-huit ans, le  squelette  de Marion disparaissait sous des formes

               généreuses.
               Après avoir écouté un instant les voix provenant de la terrasse, Marhuète ouvrit doucement

               une porte.  Marion s’apprêtait à la suivre  dans la pièce sombre  quand elle reconnut la
               bibliothèque. Elle se raidit instantanément, comme un cheval devant l’obstacle. Incapable de

               faire un pas de plus. Dans son état de conscience modifiée, Marion sentit poindre la colère de

               ne pas parvenir, cette fois encore, à surmonter sa peur. C’est alors que la voix toute proche de
               son grand-père résonna dans son dos : « Tu n’as rien à craindre ». Une pression douce mais

               ferme entre les omoplates la poussa vers l’avant. Elle pénétra dans la pièce en état d’apnée.

               D’abord, les rayonnages dont la pièce était  tapissée semblèrent converger vers elle,
               menaçants.  Au bord du  malaise, elle parvint à  aspirer un peu d’air  avant  de suspendre de

               nouveau son souffle. Son regard affolé cherchait une issue quand elle remarqua Marhuète,
               assise par terre à côté d’un gros fauteuil. La petite fille, le visage maculé de chocolat, était

               absorbée par la lecture d’un gros volume à la couverture de cuir vieillie. Marion se concentra
               sur Marhuète dans l’espoir de faire abstraction du lieu. La petite fille tournait les pages en

               s’arrêtant longuement sur les illustrations. Son visage était empreint d’une curiosité heureuse,

               esquissant de petits sourires au détour des pages. Mais alors qu’elle était parvenue à la moitié
               du livre, un cliché glissa sur le sol. Lorsqu’elle s’en empara, son expression se figea. Elle le

               fixa, la bouche entrouverte, avec ses yeux qui n’en finissaient plus de s’arrondir, sans prêter
               attention aux bruits de pas qui approchaient dans le couloir.

               Marion se pencha  par-dessus l’épaule de la petite fille et regarda la photo.  Il lui fallut
               quelques secondes pour décrypter l’image. Alors, elle suffoqua.



               Marion était en nage lorsqu’elle reprit conscience. La première chose qu’elle vit en ouvrant
               les yeux fut le sphinx doré posé sur les étagères de Mr Ohm.  Elle  avait toujours évité de

               regarder ces rayonnages  et  ne l’avait  jamais remarqué. L’animal donnait l’impression de

               sourire. Quant au thérapeute, il souriait aussi.
                   —  Comment vous sentez-vous ? demanda-t-il.


                                                    Biographie de l’oubli                                5
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