Page 40 - tmp
P. 40

son mari mort  en  héros ne lui donnait plus le goût  des envolées lyriques.  Les années

            passèrent, les modes changèrent : la radio remercia Lucia pour ses services. Pour élever
            correctement ses  deux enfants  tata Lucie reprit du service au début des années 1950,

            dans des boîtes de jazz de la grande ville. Elle reparut par-ci par-là, dans quelques clubs
            de la côte Est, mais le public ne suivait plus car le monde avait de nouvelles idoles.  Un

            matin de novembre 1954, Lucia tourna définitivement le dos à son art qui ne la faisait plus
            vivre. Elle réussit  à  signer un contrat  d’exclusivité  pour les  soupes Campbell. La

            multinationale lui fit enregistrer un spot publicitaire pour vanter les mérites de ses potages

            en boîte. La gloire de la tante américaine se termina dans un dictaphone. Lucie vendit sa
            voix et la diva devint l’écho triste de la compagnie agroalimentaire qui rentrait en bourse.

            Quand Rebecca avait dû se  présenter au Panda pour une audition, elle n’avait pas pensé
            à sa grande-tata Lucie mais plutôt à son père. Son cher papa, qui trouvait la voix de sa

            fille tout simplement formidable, l’avait inscrite pour le concert de la fête de la musique.

            Rebecca n’avait pas eu l’audace de dire non  à  son père,  cette figure paternelle
            l’impressionnait trop.  Alors s’était présentée au  Panda, malgré  tout très détendue mais

            sans illusions. Au fond d’elle, sommeillait l’espoir que cette initiative paternelle échoue, ce
            qu’il lui aurait permis de faire un reproche légitime à son père. Mais son interprétation de

            My Way lui valut d’être choisie comme première partie des Melancholic pour le concert du

            21 juin. Ce sera sa première  et dernière fête de la musique sur scène. Son père avait
            acclamé  sa fille  à  son retour  à  la  maison tandis qu’elle commençait  à  réaliser avec

            panique qu’elle se produirait dans deux semaines devant une foule de gens dont la plupart
            seraient probablement des élèves de son lycée.


                    Rebecca laissa négligemment ses souvenirs et sa bière sur la table en Formica.

            Elle repassa devant l’étudiant et lui signala qu’il avait du travail à faire. Elle savait qu’elle

            exagérait, qu’elle dépassait une limite qu’habituellement elle ne franchissait pas mais cela
            l’aidait à parachever son œuvre :

            «  Vous devriez passer un petit coup d’éponge sur vos tables, tout ça laisse à désirer.  »
            Le préposé  n’osa rien dire, il ne bougeait plus. Son immobilité  assurait la victoire de

            Rebecca. Elle avait le dessus, elle régnait sur le sexe masculin. Plus elle observait son
            esclave plus elle sentait monter en elle sa force. Elle aurait pu se permettre n’importe quoi,

            elle avait envie de l’écraser de son talon, de passer par-dessus le comptoir et  de

            l’embrasser sauvagement. Elle lança sa fierté sur le jeune homme d’un geste du menton
            et quitta les lieux radieuse, puissante et pleine d’une autorité nouvelle. Elle éprouvait cette


            6
   35   36   37   38   39   40   41   42   43   44   45