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N ° 51                      Lucienne CLOAREC


                      Il pleuvait ce jour-la lorsqu’elle s’est levee.


               « Ah ! au fait quel jour sommes-nous ? » se dit-elle. « Vendredi 13 ?! Zut ! »

               Elle n’aimait pas les vendredis 13 qui lui reservaient toujours des surprises.


                      Lucienne avait récemment fêté ses soixante-six ans, mais aujourd’hui, en ce 13 Février

               1981, un vendredi, les averses continues étaient autant d’invitations à hiberner, à rester

               tranquillement dans sa grotte avant le week-end. Comme elle avait souvent eu l’occasion de le
               constater, les choses se passaient rarement comme prévu.



                      Étudiant en histoire à la faculté de Reims, peu sensible à la pluie, je me rendais à la

               Brasserie Excelsior. Pour ne pas utiliser le mot habitude que je destinais aux personnes âgées,
               je parlais de rituel. En réalité, j’étais comme les autres, j’avais besoin de vivre des moments

               rassurants, de suivre un ensemble de pratiques codifiées. Mêmes gestes répétés à la même

               heure, au même endroit. Ainsi, chaque vendredi, après mes cours ou après un travail à la
               bibliothèque, je descendais prendre mon thé dans ce lieu chic, un peu comme une mamie

               anglaise. Invariablement, je prenais la même table et dégustais mon Earl Grey, toujours vers
               17 heures. Malgré de nombreux échanges souvent ambigus et des sourires engageants, je

               n’avais pas saisi les perches malicieusement tendues par Aline, la pétillante serveuse.
                      En revanche, j’avais été attiré par la présence d’une élégante dame d’allure sportive. Je

               n’aurais su lui donner d’âge tant elle était alerte. Mon rituel ressemblait à ses habitudes.

               Comme moi, elle venait le vendredi. Elle commandait un Rooibos accompagné de la mousse
               au chocolat noir maison. J’avais appris qu’elle avait enseigné cette recette au patron de

               l’établissement. Seule, elle passait plus d’une heure à écrire des notes sur un cahier sans

               lignes ni carreaux. Par curiosité, j’avais essayé de lorgner sur ses écrits. Au milieu des mots,
               elle dessinait personnages sombres et paysages pas très gais. Nul doute qu’elle avait remarqué

               mon manège, mais ne s’en formalisait pas. Je mourrais d’envie d’en savoir plus sur celle que
               tout le monde regardait avec admiration.



                      En ce vendredi 13 Février 1981, il pleuvait sur Reims. J’étais seul dans ce coin de

               brasserie. La table voisine, la sienne, était vide. Je demandais à Aline si elle l’avait aperçue.

               Sa réponse fut assez lapidaire :
                      -Tu t’intéresses plus aux vieilles dames qu’aux jeunes filles ?

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