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raconter ma vie, mais… Vous souriez ? Vous avez raison. Toute personne qui commence une
               phrase ainsi, finit par ennuyer son auditoire à se raconter.

                      Le faible nombre de clients permettait à Aline de rester à nos côtés, plateau en main,
               prête à agir, an cas où un bus d’assoiffés prendrait d’assaut l’estaminet.

                      -Mon premier vendredi 13 mémorable remonte à Avril 1934. J’avais alors 19 ans.

               Athlète, je courais le 100 mètres au club d’athlétisme de Morlaix. Nous étions quatre filles de
               niveau national. Rapidement, nous avons opté pour le relais. Avec mes trois amies, nous nous

               entrainions tous les soirs. Les championnats de France avaient lieu deux mois plus tard et,
               comme nous étions toutes classées dans les dix premières françaises, nous avions une chance

               sérieuse de conquérir le titre. Notre technique de passage de témoin était parfaite. Hélas, ce

               vendredi soir, partant en dernière position, je n’ai pas réussi à me saisir de ce bâton. Il est
               tombé dans mes pieds, provoquant ma chute. Bilan : rupture du ligament externe de la

               cheville. Une catastrophe pour le club, mes coéquipières et bien sûr pour moi. Il m’a fallu
               beaucoup de temps pour prendre du recul. Je finis par admettre que c’était le lot commun de

               nombreux athlètes. Ce n’était que du sport. L’année suivante, nous sommes devenues

               championnes de France.
                      -Vous voulez que je continue ? Attention, la suite sera moins réjouissante.

                      Aline buvait ses paroles. Avec ma bouche bêtement entrouverte, je devais avoir l’air
               de l’idiot du village.

                      -Passons à cette terrible guerre. Les Allemands étaient partout. J’habitais à Morlaix sur
               les quais à proximité des Feldgendarmes. Ni agneaux, ni barbares, ils étaient durs mais sans

               commune mesure avec la violence et le sadisme des SS. Parfois courtois, leurs ordres

               ressemblaient davantage à des aboiements qu’à des injonctions. Mon frère avait basculé dans
               la résistance depuis quelque temps. Il communiquait les positions allemandes, passait des

               messages et pratiquait de façon isolée de menus sabotages sur des matériels allemands. Crever
               un pneu, mettre de l’huile sur la route, ou encore enlever la poudre des balles des fusils. Il

               avait gardé un esprit potache. Par exemple, rien ne l’amusait plus que de voler les sous-
               vêtements des officiers et soldats. Beaucoup de risques pour quelques fous rires entre

               résistants. Puis vint ce vendredi 13 Mars 42. Il était en mission du côté de Rouen avec deux

               camarades, un américain et un maquisard des Ardennes. Pendant le couvre-feu, une patrouille
               les interpelle. La consigne était de s’éparpiller pour éviter de se faire prendre ensemble.

               Cherchant le combat, le pilote américain fut abattu rapidement. L’ardennais fut fait prisonnier

               à l’issue d’une cavalcade, un berger allemand lui dévorant les mollets. Une chasse à l’homme
               fut alors lancée en plein Rouen pour retrouver mon frère. Il échappa de peu à une autre

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