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salle, Alicia, m’avait affectée au “petit salon” qui avait été privatisé pour un dîner de
                  treize couverts.


                  Cela n’avait pas manqué de m’étonner ainsi que les autres membres de l’établissement,

                  car les clients évitaient toujours, par superstition, de se retrouver treize à table.


                  Une demie heure plus tard, deux invités se présentèrent pour le petit salon après s’être

                  débarrassés de leurs manteaux qui empestaient le tabac.


                  Bien que certaine de ne les avoir jamais rencontrés, j’éprouvais pourtant l’étrange
                  conviction de les connaître depuis très longtemps. Ils me firent l’impression de deux

                  banquiers britanniques en voyage d’affaires, peut-être préparaient-ils une opération
                  immobilière dans les environs. Le premier, grand et longiligne, le regard perçant et le

                  visage en lame de couteau, ressemblait à un faucon. Son associé, un bel homme de taille

                  moyenne, plus râblé, portait d’élégantes moustaches à la façon d’un ancien officier.
                  Malgré son âge, il dégageait un charme certain auquel je ne fus pas indifférente.


                  « Nous sommes un peu en avance mon enfant », avait-il confié avec un bon sourire et

                  une légère pointe d’accent anglais tandis qu’il lorgnait avec une gourmandise évidente

                  vers le menu déposé sur chaque assiette. Ce soir, le Chef s’était surpassé en proposant
                  des “noix de Saint Jacques aux zestes d’orange sur une émulsion de cidre et d’huile de

                  noisettes” suivi de “Saint-Pierre à la crème de grenade”, puis des fromages du Val de
                  Loire avant une “tarte au citron à la façon Le Mat 2” en dessert.


                  Le “faucon”, me fixa intensément avant de commander deux verres de Cognac. Sautant

                  du coq à l’âne, il déclara, « vous avez beaucoup de mérite à travailler comme serveuse
                  pour financer vos études d’altiste, avec - sauf erreur - un intérêt marqué pour les

                  œuvres de la période baroque ». Ignorant ma surprise, il me prédit aimablement une

                  remarquable carrière de concertiste.


                  De retour avec les alcools demandés, je manquais de lâcher mon plateau en surprenant
                  leur échange : - « Watson, Watson, vous ne changerez donc jamais ? Vous regardez

                  sans observer et vous ne déduisez pas ! La tache brune placée en haut à gauche du cou

                  de cette jeune femme m’indiquait avec certitude une violoniste ou une altiste
                  professionnelle. C'est “la marque”, comme on dit dans le métier. Toutefois, la largeur

                  du stigmate m’a fait pencher pour une altiste. Avez-vous observé sa main gauche ? La




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