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de cette distraction qui tombait à pic pour meubler mon insomnie, j’entamais le
                  dialogue en les interrogeant sur leurs projets d’avenir.


                  « Que ferez-vous, une fois votre diplôme de médecin en poche ? La psychiatrie mène à

                  tout », dis-je en leur tendant mon casque. « Seul un psychiatre pouvait développer avec

                  autant de subtilité cette analyse de la “Nuit transfigurée”. Son approche vaut largement
                  la version Boulez. Vous ne trouvez pas ? ».


                  Imperméables hélas aux œuvres d’Arnold Schönberg, quand bien même dirigées par

                  Guiseppe Sinopoli, un confrère italien, les deux philistins échangèrent un clin d’œil
                  complice. Pour me montrer qu’ils n’étaient tout de même pas totalement incultes, ils me

                  récitèrent les principaux symptômes de la maladie d'Albers-Schönberg. Ce côté potache

                  acheva de briser la glace. Malheureusement, sous l’effet d’automatismes professionnels
                  ils reprirent une distance plus appropriée, “comme il convenait face à une patiente

                  hospitalisée, et surtout de leur âge”.


                  Lorsqu’ils me proposèrent de tenter une exploration régressive sous hypnose,
                  j’acceptais malgré l’heure avancée, faute de pouvoir trouver le sommeil. Après quelques

                  tentatives, je ne pus m’empêcher de rire, « je suis désolée, je crois que l’expérience n’a

                  pas fonctionné. J’ai toujours eu un fort caractère… ». En réalité, sans même m’en être
                  rendue compte, j’avais déjà glissé dans un état de transe profonde.


                  Plus tard, ils me dirent que j’avais spontanément évoqué mes études de musicologie et

                  d’alto au Conservatoire de Brest-Métropole, où j’envisageais une spécialisation en
                  musique baroque. Je leur avais aussi détaillé mes inquiétudes concernant le financement

                  de mon cursus. Pour cette raison, je travaillais depuis deux ans, les jeudis et les

                  vendredis soir, comme extra au restaurant “Le Mat 2”, une excellente table de Pont-
                  l’Abbé.


                  Poursuivant leur expérience, les internes me ramenèrent au soir fatidique de

                  “l’agression”. Sur l’écran du radar hypnotique qui trouait par intermittence les brumes

                  de mon amnésie, des images mouvantes se formèrent. Ils m’invitèrent à les décrire…


                  Comme à mon habitude, j’avais pris mon service vers dix-neuf heures ce jour-là, un
                  vendredi 13 pluvieux. Dès mon arrivée au restaurant, la responsable du personnel en







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