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N ° 35 Une si jolie petite cour
Il pleuvait ce jour-là lorsqu’elle se leva.
« Ah ! au fait quel jour sommes-nous ? »se dit-elle. « Vendredi 13 ?! Zut ! »
Elle n’aimait pas les vendredis 13 qui lui réservaient toujours des surprises.
Cependant, comme tous les matins, la septuagénaire, vêtue d’un peignoir imitation
peau de léopard, se planta devant un grand miroir qui occupait la place centrale sur
le mur de la grande pièce. Elle prit plusieurs poses de star, se sourit, contente d’elle
et estima qu’elle était bien toujours la plus belle femme du village et, sans aucun
doute, de la Bretagne toute entière : son apparence physique était d’une importance
majeure, vestige d’un passé d’ancien mannequin. Pendant que l’eau destinée à son
thé matinal commençait à frémir dans la bouilloire, elle s’approcha de son ordinateur,
sélectionna un morceau des Rolling Stones et monta le volume au maximum. Ses
satanés voisins auraient encore du mal à déjeuner en paix ce matin.
Dans cette petite cour pittoresque, outre sa maison, on dénombrait trois pentys aux
façades blanches. Leurs volets, peints en bleu ou en rouge encadraient les fenêtres
de granit gris. De nombreuses plantes, hortensias, rosiers, roses trémières et autres
millepertuis ou fuschias parsemaient de couleurs et de gaieté pimpante cette petite
impasse, une des plus anciennes du village : « l’impasse du corsaire malouin ». Les
estivants ne s’y trompaient pas qui, chaque été, pénétraient fréquemment dans la
cour pour la photographier. Tous les habitants se connaissaient depuis l’enfance,
comme leurs parents et leurs grands-parents avant eux. Seule Francine, la
septuagénaire était arrivée plus récemment lorsqu’elle avait acheté la maison trois
ans auparavant. Elle avait été accueillie avec gentillesse et bienveillance par les
paisibles habitants de l’impasse, pour la plupart octogénaires.
Alors que s’était-il passé ? Comment la situation s’était-elle envenimée à ce point ?
Dans les premiers temps, Francine avait été ravie de ses voisins : tous plus âgés
qu’elle, certains n’avaient même jamais voyagé hors du Finistère. Elle pouvait donc
s’installer en tant que « reine de la cour » et régner sur ces « braves gens » (comme
elle disait) qui, sans aucun doute devaient être un peu éblouis tant par sa beauté que
par ce qu’elle leur racontait de sa jeunesse. Les ennuis avaient commencé quelques
mois plus tard.
-J’ai l’impression que Soazig ne m’aime pas, elle marmonne toujours lorsque je la
croise ! dit un jour Francine à Bernadette interloquée qui étendait son linge au fond
de la cour.
-Non certainement pas, répondit celle-ci. C’est parce que Soaz est sourde comme un
pot et fait la coquette en refusant de porter son appareil auditif ! Elle dit qu’à cause
de lui elle entend des voix. C’est notre Bernadette Soubirous ! ajouta-t-elle en riant.
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