Page 193 - tmp
P. 193

N ° 35                Une si jolie petite cour

               Il pleuvait ce jour-là lorsqu’elle se leva.

               « Ah ! au fait quel jour sommes-nous ? »se dit-elle. « Vendredi 13 ?! Zut ! »


               Elle n’aimait pas les vendredis 13 qui lui réservaient toujours des surprises.

               Cependant, comme tous les matins, la septuagénaire, vêtue d’un peignoir imitation
               peau de léopard, se planta devant un grand miroir qui occupait la place centrale sur
               le mur de la grande pièce. Elle prit plusieurs poses de star, se sourit, contente d’elle
               et estima qu’elle était bien toujours la plus belle femme du village et, sans aucun
               doute, de la Bretagne toute entière : son apparence physique était d’une importance
               majeure, vestige d’un passé d’ancien mannequin. Pendant que l’eau destinée à son
               thé matinal commençait à frémir dans la bouilloire, elle s’approcha de son ordinateur,
               sélectionna un morceau des Rolling Stones et monta le volume au maximum. Ses
               satanés voisins auraient encore du mal à déjeuner en paix ce matin.

               Dans cette petite cour pittoresque, outre sa maison, on dénombrait trois pentys aux
               façades blanches. Leurs volets, peints en bleu ou en rouge encadraient les fenêtres
               de granit gris. De nombreuses plantes, hortensias, rosiers, roses trémières et autres
               millepertuis ou fuschias parsemaient de couleurs et de gaieté pimpante cette petite
               impasse, une des plus anciennes du village : « l’impasse du corsaire malouin ». Les
               estivants ne s’y trompaient pas qui, chaque été, pénétraient fréquemment dans la
               cour pour la photographier. Tous les habitants se connaissaient depuis l’enfance,
               comme leurs parents et leurs grands-parents avant eux. Seule Francine, la
               septuagénaire était arrivée plus récemment lorsqu’elle avait acheté la maison trois
               ans auparavant. Elle avait été accueillie avec gentillesse et bienveillance par les
               paisibles habitants de l’impasse, pour la plupart octogénaires.

               Alors que s’était-il passé ? Comment la situation s’était-elle envenimée à ce point ?

               Dans les premiers temps, Francine avait été ravie de ses voisins : tous plus âgés
               qu’elle, certains n’avaient même jamais voyagé hors du Finistère. Elle pouvait donc
               s’installer en tant que « reine de la cour » et régner sur ces « braves gens » (comme
               elle disait) qui, sans aucun doute devaient être un peu éblouis tant par sa beauté que
               par ce qu’elle leur racontait de sa jeunesse.  Les ennuis avaient commencé quelques
               mois plus tard.

               -J’ai l’impression que Soazig ne m’aime pas, elle marmonne toujours lorsque je la
               croise ! dit un jour Francine à Bernadette interloquée qui étendait son linge au fond
               de la cour.

               -Non certainement pas, répondit celle-ci. C’est parce que Soaz est sourde comme un
               pot et fait la coquette en refusant de porter son appareil auditif ! Elle dit qu’à cause
               de lui elle entend des voix. C’est notre Bernadette Soubirous ! ajouta-t-elle en riant.



               1
   188   189   190   191   192   193   194   195   196   197   198