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pommes de terres cuites dans son jus. Ce vendredi-là, elle choisit méticuleusement
               quelques petits morceaux de viande et insista pour payer, extirpant une à une, avec

               fierté, les pièces qui alourdissaient sa bourse.
               Satisfaite de cette belle matinée, son cabas rempli pour la semaine, Angèle retourna

               chez elle, à petits pas, effectuant de nombreuses pauses pour reprendre son souffle.

               Un peu grisée à l’idée de pouvoir manger chaque jour un bon repas complet, elle
               franchit le porche, traversa la cour et  monta une  à une les  marches jusqu’à son

               palier, sans songer  un instant au chat  noir. Aucun  bruit  n’émanait des autres
               appartements qui s’étaient, au fil des ans, vidés de leurs résidents. Angèle était à

               présent, comme elle  aimait à le penser, la dernière survivante de l’immeuble.  Les

               autres n’étaient que des occupants éphémères, louant pour quelques jours leur pied
               à terre, à l’aide d’applications  dont  elle ne  comprenait pas le fonctionnement. Elle

               était victime de la fracture numérique et s’éloignait peu à peu de la société dont les
               comportements de ses concitoyens lui étaient incompréhensibles, dans ce monde

               devenu  outrageusement consumériste et individualiste.  Elle  entendait souvent

               monter et descendre des inconnus qu’elle observait parfois à travers l’œilleton de sa
               porte d’entrée. Un bref instant, elle laissait  son imagination vagabonder, inventant

               leur vie, leur profession et les motifs de leur séjour à la capitale.
               En arrivant sur son palier, elle marqua une longue pause, posa son cabas et reprit

               son souffle lentement. C’est entre deux respirations qu’elle perçut un tintement de
               grelot retentir dans la cage d’escalier. Tout son  être se  figea, incapable de se

               mouvoir ni de penser, une vague de terreur engloutissant ses sens. Du coin de l’œil

               elle devina une forme noire, souple, gravir inéluctablement les marches une à une.
               Dans quelques secondes la bête serait derrière elle. Angèle gémit longuement et ce

               cri retenu lui fit reprendre ses esprits. Elle fouilla fébrilement sa poche, extirpa ses
               clés en tremblant comme une feuille, s’y reprit à deux fois avant de trouver la serrure

               et fit jouer le pêne, la gorge nouée. Précipitamment elle ouvrit la porte d’entrée, se

               glissa à l’intérieur, referma derrière elle  et posa lourdement  son cabas. Elle
               transpirait abondamment et suffoquait dans son pardessus devenu bien trop lourd.

               Elle l’enleva, le suspendit à la patère du couloir de l’entrée et s’adossa contre le mur.
               Le silence  était assourdissant. Machinalement,  elle se  déchaussa et enfila ses

               chaussons élimés mais tellement confortables. Elle avait une fois de plus réussi à

               affronter le monde et ses dangers. Sa respiration se calmait lorsqu’un tintement lui
               parvient depuis la cage d’escalier. Tous les sens aux aguets, elle retient son souffle.

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