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continuait sa lente immersion tandis que la proue se redressait pour tendre vers un à-pic bien inquiétant.
               Il a cru sa dernière heure arriver, son pote soldat l’a supplié : « Youen tu connais les prières, dis en une
               pour moi ! »

               Bien heureusement, un dragueur de mines écossais est arrivé et les a transférés dans un petit port de
               pêche Anglais dont il ne se souvient pas du nom. Puis, le lendemain il prit le train pour Veimouth, et a
               réembarqué pour Cherbourg puis, immédiatement le train à nouveau pour aller prendre position
               au-devant des envahisseurs.

               Il a revu le même spectacle qu’en Belgique : l’exode tragique des populations, les angoisses lisibles sur
               leurs visages. L’armée Allemande inéluctablement avançait, le Seize Juin il est fait prisonnier à Senonches
               en Eure et Loir, conduit à Evreux. Des miradors, déjà va-t-il me répéter, rien à manger, puis une route
               interminable Oise, Saint-Omer, Rouen, Lille, Cambrai. Il n’en pouvait plus dès lors mon pauvre Youen.


               Pourtant il lui fallut retrouver du courage dans son wagon à bestiaux, deux jours, deux nuits direction
               Görlitz stalag 8, à la frontière Tchèque soit à 18 kilomètres de Leipzig. Successivement il y travailla à la
               fonderie, à la ferme proche, à la construction de l’autoroute, puis, pour finir à l’extraction de lignite dans
               cette carrière avec 1600 autres prisonniers.

               En Aout 43 une opportunité s’offre à lui : quitter son statut de prisonnier contre un statut de travailleur
               avec à la clé une permission de 15 jours, mais aussi une obligation de retour pour permettre à d’autres
               d’y bénéficier à leur tour.


               Il est revenu bien entendu, mais c’en était trop ! Il ne voulut pas repartir. Il s’est caché jusqu’à la
               libération. (Je connaissais une de tes planques Youen, je sais que tu en changeais souvent craignant
               d’être découvert.) Youen devenu un bel oiseau des nuits obscures de résistances dans son pays conquis
               par les forces occupantes.

               Mais quel but poursuivent ces deux « bécasses » dans ce train, pourquoi un homme de la qualité de
               Youen se trouve embarqué dans cette aventure ? Notre passagère solitaire s’interroge : Louise, la plus
               jeune, quinze ans à peine, de cinq ans sa cadette, sa chevelure rousse ne met guère son visage en valeur
               et son immaturité devrait passablement lasser ce garçon qui a tellement de justesse dans ses analyses.


               Maria la comédienne ; elle surement a caché son jeu, elle jouait à l’indifférence quand nous évoquions
               Youen, disant par ailleurs ses préférences pour un caporal-chef rencontré dans un bal d’après-midi un
               dimanche de juillet dernier. Et puis aussi ses excès dans ses jugements, on aurait parfois cru à un
               raisonnement d’enfant lorsqu’elle considérait qu’un mort au combat devait être un médiocre soldat, un
               nul pas fait pour les armes ! Sur qu’il devrait vite s’en rendre compte mon Youen !


               Ainsi le train avançait lentement, les réflexions et les souvenirs de notre voyageuse se conjuguaient et
               allaient de l’un à l’autre. Habiter à Kerneizan pouvait présenter des avantages, cet enclos rural de cinq
               familles ou il faisait bon y vivre. L’entraide y était quasi permanente, l’intérêt social existait de facto : les
               portes jamais fermées à clés, chacun savait consoler ou s’émouvoir selon les évènements partageant
               ainsi joies et peines.
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