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La réponse fut brève, sans même lever la tête : « C’est cela. Merci. » L’heure n’était
               pas au badinage. Yo imagina que son amie Léa en aurait fait tout autant et que le

               bonhomme aurait été renvoyé sèchement à ses oignons. Un bon point pour les dames
               du XXème siècle.

               Le train passa sur un viaduc. Une rivière grise apparut plus bas entre sa double haie

               d’arbres. Les passagers y jetèrent un œil, sauf le deuxième homme un peu avachi et
               plongé dans ses réflexions.

               Celui-là, en veste et pantalon bon marché, marmonnait en martelant d’un doigt la
               molesquine rouge de la banquette. Yo s’interrogea : « Une mesure à quatretemps ou

               à trois temps ? Invente-t-il une danse ? Et que danse-t-on en 1958 ?» Yo le détailla :
               cheveux bruns en frange souple, bouche charnue. Découvrant des dents mal rangées,

               l’homme chantonnait à mi-voix : « Une valse à vingt ans, une valse à cent ans, une

               valse à deux cents, … non, à mille temps…, oui, c’est mieux : une valse a mis le
               temps… » Son regard vibra de joie, puis s’assombrit. Yo capta ses questions. Cette

               chanson-là serait-elle acceptée ? La galère dans laquelle il ramait allait-elle le

               débarquer enfin sur les rives du succès ?
               Un bruit vint du couloir : encore le contrôleur. Mouvements de chacun pour récupérer

               son billet. Yo n’avait pas le bon sac, ne possédait donc qu’un paquet de mouchoirs et
               le nécessaire de maquillage de Luce ; il lui fallait ruser. L’homme à la pointeuse étant

               encore de dos, elle se précipita vers les toilettes et poussa le loquet.
               Dans le bruit de ferraille des roues sur les rails, dandang-dang-dandang, et dans

               l’étroitesse de l’espace malodorant, elle sortit son calendheure d’entre ses seins : il lui

               restait un bon demi-cran avant le départ dans le vide spacio-inter-temporel. Docile, elle
               était prête. Restait à savoir où le bang se passerait. Elle calcula avoir le temps d’arriver

               à Redon pour dire adieu à Luce. Ensuite elle s’esquiverait dans la nature : elle préférait
               être seule pour ouvrir la minuscule porte de l’outre-temps.

               Dang-dandang…Un long moment de solitude passa. Tout danger écarté, Yo sortit,
               remonta tout le couloir et s’arrêta en tête de wagon. Dernier compartiment. Là, il n’y

               avait qu’une personne : le gaillard blond en blouson, celui-là même qui avait rabroué

               sèchement la vieille dame.
               Yo nota : « Gros brodequins, chemise rouge à carreaux, blouson de cuir râpé avec un

               arbre brodé sur l’écusson. Un forestier ? ». Vautré sur toute la banquette, les godillots

               calés sous la vitre et les mains nouées derrière la nuque, l’homme semblait captivé
               par l’extérieur. Nul regard en direction del’arrivante.

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