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N° 6 CŒURS A PRENDRE
Elle attendait sur le quai. Elle repensait aux derniers jours passés avec celles qu’elle avait considérées
comme ses amies. Un malaise persistait en elle. Ses pensées furent interrompues par l’arrivée du train.
La porte s’ouvrit, elle mit un pied sur la première marche, leva la tête et s’arrêta brusquement.
Dans la première voiture elle les reconnut : Louise et Maria étaient installées au côté de Youen,
l’encadrant en quelque sorte. Elle n’avait point imaginée qu’un tel trio puisse se former. Son cœur
palpitait, elle faillit s’évanouir, s’accrocha à la poignée et finit son ascension.
Oui, elle se doutait depuis la semaine passée que quelque chose ne tournait pas rond. Leurs
conversations à bâtons rompus sur tous les sujets sortes de commérages de potins locaux ou parfois sur
leurs espérances futures s’étaient nettement espacés.
Ce groupe ou allait-il ? Pourquoi l’avait-il laissé pour compte ? Elle choisit de faire comme si elle ne les
avait pas vu. Après tout « chacun sa fierté ! » raisonna-t-elle. Elle se dirigea vers la voiture suivante
s’installant près de la fenêtre. Regard vague, tête basse, ne pouvant masquer son mal-être, elle se
plongea dans son introspection.
Youen son « héro » parti pour cette guerre le 28 août 39, oui, elle connaissait mieux que personne le
parcours épique de son brigadier mitrailleur. Sa présence dans ce train et ainsi accompagné lui
retournait le sang. Elle se remémora son parcours :
Il avait regagné son régiment à Pontoise en pestant contre des gradés qui leurs faisait monter la garde
dans des champs en plein découvert. Vers Maubeuge il planta des piquets de bois bardés de barbelés. Il
entendit la propagande disant que les adversaires manquaient de réserves et que nos canons de 25
traversaient leurs blindés comme du carton… illusions !
Il avait eu froid en Janvier 40, je crois même que c’est là qu’il en a le plus souffert ; il a eu faim après que
les bombardements les eussent séparés de leur ravitaillement. Il avait trait une vache, elle crevait du
trop-plein de son pis. Lui et ses compagnons d’infortune crevaient de soif.
Il avait franchi le canal Albert, puis passé à Dixmude, Ypres, puis la mer du Nord avant de revenir vers
Brédune. C’est là qu’il a vu un lieutenant hagard descendre de son cheval, prendre son revolver, viser à
côté de l’oreille, la monture tomber raide, le cavalier la saluant au garde-à-vous.
Dunkerque, les immenses colonnes de fumées noires de la raffinerie en feu, les 25 et 26 mai selon ses
affirmations ; pas moyen de se mettre à l’abri. Une torpille le couvrit de terre et de gravats, d’autres
n’avaient pas eu cette chance. Les sirènes des avions bombardiers hantent encore son sommeil. Enfin il a
pu monter à bord d’un navire Hollandais le « Antwerk » avec 6 à 7 milles personnes mis dans la cale en
dix minutes.
Il connut l’enfer pendant cette traversée : un avion avait lâché sa bombe sur le navire. A cause de
l’explosion aucune porte ne s’ouvrait, au bout d’une heure qui lui avait paru une éternité, un équipage
avec haches et pioches parvint à leurs ouvrir, ainsi ils purent regagner le pont. L’arrière du navire

