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de ses mots, et encombrée d’un corps voluptueux qu’elle s’efforçait de dissimuler par tous les
moyens. Quelqu’un avait insinué, un jour en plaisantant, que le docteur Marquez préférait « sa
chère petite Olivia » à n’importe laquelle de ses trois filles. Moira avait-elle, comme sa sœur
Gladys, succombé à un brutal accès de jalousie ? Olivia ne pouvait nier avoir été conviée ce
jour-là à une visite privée du cabinet où Gabriel Marquez avait l’habitude de recevoir ses
patients. Elle en avait même été flattée. Elle se souvenait encore de l’imposant bureau de bois
massif, des volumes à reliure de cuir dans la bibliothèque, et surtout de cette odeur si
caractéristique de cire et de formol. L’anesthésiste lui avait d’abord montré quelques estampes
datant de la Révolution industrielle et représentant quelques-uns des premiers trains mis en
service. Malgré son peu d’intérêt pour l’histoire ferroviaire, Olivia avait conservé en tête le
nom de certaines locomotives, comme la Salamanca, la Puffing Billy ou encore la Blücher.
Gabriel Marquez lui avait ensuite fait découvrir ce qui était pour lui le clou de la visite. Il
avait posé délicatement deux ou trois modèles réduits sur les rails de son magnifique circuit
électrique et lui avait fait l’honneur d’actionner le bouton de mise en route. Les trains
miniatures s’étaient élancés à une vitesse vertigineuse à travers un paysage champêtre
ponctué de tunnels, de passages à niveau et de jolies gares proprettes. À force d’observer leur
trajectoire circulaire, Olivia avait commencé à avoir le tournis. Tout à sa joie enfantine,
Gabriel Marquez avait continué à s’enthousiasmer pour le spectacle. Plus tard, il lui avait
confié prendre plaisir à l’entretien et au bricolage de ces fragiles répliques. Car son métier,
avait-il glissé avec le sourire, n’était pas exempt de frustration. Son rôle d’anesthésiste
consistait en effet à préparer les patients en vue d’une opération que lui-même n’était pas
habilité à réaliser. Il trouvait donc une forme de compensation dans le réglage de mécanismes
qui exigeaient une minutie comparable à celle d’un authentique chirurgien.
Lorsque Moira lui toucha le bras, Olivia sentit une décharge électrique lui traverser tout le
corps. Le temps se contracta puis se détendit comme un ressort, la renvoyant à ce jour où
Jasper lui avait donné rendez-vous pour son anniversaire et où, suite à son malaise, Gabriel
Marquez l’avait transportée dans son cabinet. Il lui revint soudain en mémoire le moment
précis où elle s'était réveillée sur la table d'auscultation. L’anesthésiste se tenait de dos, à
l'autre bout du cabinet. Olivia avait gémi mais lui ne s'était pas retourné, captivé qu’il était par
la ronde hypnotique d'un train miniature. Comme si l'état de santé d'Olivia ne faisait plus
partie de ses préoccupations ou n’en avait même jamais fait partie. Elle s'était redressée à
grand peine, avait rassemblé ses affaires puis avait quitté le cabinet, encore légèrement
chancelante. Elle avait remercié le docteur Marques et l’avait salué mais celui-ci n’avait pas
répondu, méditant sans doute sur les tracasseries de son emploi du temps.
− Mon père n'était pas l'homme que tu imagines… fit Moira d’une voix claire et apaisée. Il t’a
fait subir un jour ce qu’il avait coutume de faire subir à chacune de ses filles. Il nous
ordonnait de venir l’une après l’autre dans son cabinet pour jouer au petit train, comme il
disait. Il nous demandait de nous concentrer sur la trajectoire circulaire de la locomotive
électrique. Jusqu’à nous faire perdre la conscience de nous-mêmes et des événements sur le
point de se produire.
Olivia lui fit signe d’arrêter mais Moira passa outre et poursuivit, comme pour la punir
d’avoir forcé sa confession :
−Je l’entendais approcher derrière moi en faisant « tchou-tchou. » Je me voyais comme l’une
de ces héroïnes de Western attachées à des rails de chemin de fer tandis qu’un train fonce sur
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