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−Oui, Olvidia, c’est ça, je me souviens maintenant. Olvidia, je te dis !
Gladys partit alors d’un rire effrayant, quelque part entre détresse et démence.
Olivia se rappelait les heures passées à tresser les longs cheveux blonds et presque blancs de
ses trois amies. Elle avait toujours rêvé d’avoir les mêmes et toujours détesté les jolies
boucles brunes qui pourtant faisaient son charme. Gladys avait poussé sa blondeur naturelle
jusqu’à la caricature en adoptant une couleur platine. Margot, elle, s’était faite teindre en
rousse. Quant à Moira, ses cheveux étaient aujourd’hui grisonnants. L’aînée des Marquez
avait vieilli prématurément. Elle s’appliquait à son ouvrage comme un fossoyeur acharné à
creuser sa propre tombe. Son air sombre et taciturne imposait le respect davantage qu’il ne le
méritait. Mais après tout, chacun était libre d’apprivoiser le deuil à sa guise.
Debout au milieu du salon, Olivia se sentait comme un chien au milieu d’un jeu de quilles.
Margot ne l’avait pas invitée à s’asseoir. Un oubli des bonnes manières qui ne pouvait qu’être
excusé. Jusque là prostrée sur le canapé, Gladys leva brusquement son verre et en avala le
contenu d’un trait. Puis, s’adressant à elle-même à haute voix,
−Je m’en veux terriblement… fit-elle.
Olivia, elle aussi, s’en était voulu terriblement, à la mort de son père. Elle s’en était voulu de
ne pas lui avoir dit à quel point il lui manquerait s’il venait à ne plus être là. Elle n’aurait
d’ailleurs jamais cru qu’il lui manque autant qu’il lui avait manqué. Car son père passait le
plus clair de sa vie à l’hôpital et n’avait jamais une minute à lui consacrer. Quelques jours à
peine après l’accident de ses parents, Olivia avait pourtant été saisie de panique. Elle avait
beau repenser à son père. Le souvenir même de son visage s’était comme effacé de sa
mémoire.
−Terriblement… sanglota Gladys.
Olivia s’approcha d’elle pour la consoler mais celle-ci la repoussa avec une violence qui la
laissa d’abord pantoise.
−Quand vas-tu donc disparaître de nos vies ? Quand vas-tu enfin nous foutre la paix ?
Quand ?, s’exclama-t-elle, toute frémissante de hargne.
Olivia commença à être prise de palpitations, signe précurseur de convulsions qui allaient
généralement crescendo et se terminaient une fois sur deux par un fondu au noir. Le cours des
retrouvailles avec les sœurs Marquez lui avait déjà échappé. Voilà maintenant qu’elle était en
train de perdre le contrôle de ses émotions. Et quelle était cette étrange culpabilité qui, telle
une tumeur, grossissait en elle ? Comme si elle avait, personnellement, quelque chose à voir
avec la mort du docteur Marquez. C’était pourtant le dernier homme auquel elle aurait pu
tenir grief. Certes elle n’ignorait rien de la brutale altercation qui avait opposé l’anesthésiste à
son père, suite à la plainte déposée par une patiente contre l'hôpital de Malestroit. Le
chirurgien avait fait promettre à sa fille de ne jamais plus remettre les pieds chez les Marquez.
Mais les querelles professionnelles entre adultes ne figuraient pas au premier rang des
préoccupations d’Olivia. Et le décès accidentel de ses parents, le lendemain même du pugilat,
l’avait délivrée de sa promesse. Affaire classée. La jeune femme avait toujours eu peine à
croire que son père et son collègue en soient venus aux mains. Pour tout dire, Gabriel
Marquez était l’homme le plus doux et le plus attentif qu’elle ait jamais connu. Cent fois plus
doux que ce Jasper qui lui avait brisé le cœur et l’avait durablement éloignée de la gente
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