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masculine. À la mort du père d’Olivia, l’anesthésiste, faisant abstraction de toute rancœur et
               de tout reste d’animosité, s’était aussitôt proposé de recueillir la nouvelle orpheline. Jusqu’à
               temps qu’une tante paternelle ne se voit contrainte d’héberger celle-ci sous son toit, en
               attendant sa majorité. Certains jours, lorsqu’Olivia se concentrait pour convoquer l’image de
               son père défunt, c’était le visage du docteur Marquez qui lui apparaissait. Alors, oui, dans ces
               moments-là, elle s’en voulait, baignant dans une culpabilité tiède, qui n’avait rien
               d’insupportable ni même de désagréable.

               Chaque fois qu’elle tombait en syncope, les gens qui accouraient à son secours se sentaient
               obligés de la gifler pour lui faire reprendre ses esprits. Son dernier souvenir du docteur
               Marquez remontait au jour de ses dix-sept ans. Jasper, son petit ami de l’époque, celui qui
               devait être à jamais son unique amour, lui avait donné rendez-vous dans le hall d’entrée de
               l’hôpital où il était employé comme brancardier. Le père d’Olivia n’avait jamais vu d’un bon
               œil ce prétendant qui n’était pas assez bien à son goût. Mais ce père n’était déjà plus là pour
               contrarier l’idylle de sa fille avec celui qui avait le toupet d’usurper le titre de docteur auprès
               de certains malades. Alors même qu’il n’était jamais parvenu à décrocher son diplôme
               d’infirmier ! Pour fêter l’anniversaire d’Olivia, Jasper lui avait promis une surprise dont elle
               se souviendrait longtemps. En l’apercevant au milieu de jeunes internes avec lesquelles il
               semblait en grande discussion, elle l’avait trouvé si fabuleusement séduisant qu’elle s’était
               laissée submerger par l’émotion. D’un coup, ses jambes avaient cédé sous elle. Gabriel
               Marquez, qui était de garde ce jour-là, avait été prévenu et, d’après divers témoignages, s’était
               précipité pour lui porter assistance. Il l’avait transportée encore inconsciente dans son cabinet,
               l’avait allongée sur la table d’auscultation et s’était efforcé de la ranimer. Olivia avait rouvert
               les yeux pendant une fraction de seconde, apercevant, penché au-dessus d’elle, le visage
               inquiet du docteur Marquez. Et l’adolescente de seize ans qu’elle était avait trouvé
               l’anesthésiste incroyablement sexy, mille fois plus sexy que Jasper. Et elle s’en était voulu.
               Terriblement voulu. Au lieu de la gifler pour la faire revenir à elle, le médecin lui avait
               caressé la joue. Longuement, délicatement. Sa main était chaude et douce. Puis Olivia avait de
               nouveau perdu connaissance, comme pour conserver jalousement le souvenir de ce qui, peut-
               être, n’avait été qu’un songe.

               Soudain, un gémissement s’était fait entendre. La fillette qui était apparue tout à l’heure entre
               les jambes de Margot se tenait au bas de l’escalier. Pieds nus et en pyjamas. Sans doute
               réveillée par un vilain cauchemar, elle serrait contre elle un grand lapin en peluche. La gamine
               s’était alors dirigée droit vers Olivia et d’un geste de somnambule, lui avait tendu son doudou.
               Olivia était sur le point d’accepter l’offrande lorsque Margot lui avait brusquement ravi
               l’enfant, l’emportant dans ses bras jusqu’à l’autre bout du salon. La fillette avait posé sa tête
               bouclée sur l’épaule de Margot et lui avait murmuré à l’oreille quelques paroles inaudibles.

                −N’aie pas peur, ma chérie. Il n’y a pas d’Ogre ici. Il n’y en a jamais eu. Et tant que je serai
               là, il n’y en aura jamais.
               Margot avait raccompagné l’enfant dans son lit et attendu qu’elle se rendorme. Olivia était
               admirative. Son amie avait rassuré la fillette et mis fin à ses terreurs nocturnes. Une mère
               adoptive n’était pas capable de moins de tendresse qu’une mère naturelle. Du plus loin
               qu’Olivia se souvienne, et à contre-courant d’une époque qui avait cessé de concevoir la
               maternité comme l’accomplissement suprême dans la vie d’une femme, Margot avait toujours




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